L’art, les arts
Les 4 théories les plus classiques
► Platon xxx
► Aristote: imitation (ou représentation : μίμησις), purgation (catharsis : κάθαρσις). La tragédie.
► Kant xxx
► Hegel xxx
xxx
► Restaurer xxx
► suprématisme xxx
► (Françoise Gaillard) xxx
► (Jean Rustin) xxx
► ("Aux origines de l’abstraction 1800-1914". Ph. Dagen) xxx
► (Ruwen Ogien) xxx
► (L’art entre provocation et cynisme) xxx
► (Art contemporain, années Zero) xxx
► (Nathalie Heinich) xxx
Divers
Technè, ars. Arts et métiers et beaux-arts. Poièsis. Les muses. L’art ne se réduit pas à la peinture et à ce qu’on trouve dans les musées (d’autant plus que pour certains, la peinture est "morte" !). Muséologie. Arts et techniques (et technologies).
Un temple, une cathédrale…, ou un vêtement, une musique, une danse, un maquillage, sont-ils d’abord une œuvre d’art ? Et un objet utilitaire (une "belle marmite" : cf. Platon) ? Et un objet de la nature ? C’est peut-être notre regard (personnel, mis aussi "culturel") qui fait que l’œuvre d’art en est une ou non. Pb. ontologique de l’œuvre.
Artiste, artisan. Travail ? La commande et l’"inspiration". L’habileté. le "don". L’apprentissage. L’art brut, primitif, naïf… L’art officiel, "dégénéré"…
Art et vérité.
Art et morale. Art et politique. Censure. "Chasser les poètes de la cité" ? Art et sacré. Iconoclasme. Blasphème.
La fonction de l’art. La mimesis. La catharsis.
La reproduction de l’œuvre d’art. L’authenticité. La restauration. Le patrimoine. La restitution.
"Valeur" de l’œuvre d’art.
Art et beauté. Dissociation ? Le sublime. Le grotesque.
L’interprétation (le musicien qui interprète une œuvre ; le critique qui interprète une œuvre). Compétence et performance. Le jugement esthétique, le goût. La critique. La créativité. Talent et génie. Forme et contenu.
L’histoire de l’art. Anciens et modernes (querelle).
L’art (ascétisme) pour Schopenhauer.
"Nous autres, artistes…" de Nietzsche.
Ajouter textes de Plotin. Augustin et le cirque, et la musique. Vinci, Alberti… Boileau. Diderot (paradoxe du comédien, salons). Baudelaire (charogne, procès, salons, maquillage, modernité…). Taine. Huysmans. Ruskin. Van Gogh à Théo. Kandinsky. Valéry. Alain. Surréalistes. Facteur Cheval. Malraux. Heidegger. Sartre (imaginaire, engagement). Bachelard. Marcel Duchamp. Art "contemporain" (art d’État ? Jean Monneret). Clement Greenberg. Merde d’Artiste de Piero Manzoni. Art expérimental. Musique expérimentale, concrète (Pierre Schaeffer, François Bayle, Pierre Henry…).
La musique chez Platon. Magnificat de Bach (dispersit potentes). Artisanat et art de l’orgue.
Suzanne
Textes
Platon
Platon : les beautés ne sont pas le beau
La vraie voie de l’amour, qu’on s’y engage de soi-même ou qu’on s’y laisse conduire, c’est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en passant comme par échelons d’un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences pour aboutir des sciences à cette science qui n’est autre chose que la science de la beauté absolue et pour connaître enfin le beau tel qu’il est en soi. Si la vie vaut jamais la peine d’être vécue, cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, c’est à ce moment où l’homme contemple la beauté en soi. Si tu la vois jamais, que te sembleront auprès d’elle l’or, la parure, les beaux enfants et les jeunes gens dont la vue te trouble aujourd’hui […].
Platon, Le Banquet, 211 b-212 b. Trad. Chambry, GF. p. 73
Platon : à la recherche du beau
— Socrate. « Puisque vous avez fait fausse route, répliquera notre homme, dites-moi de nouveau l’un et l’autre quel est le beau qui se rencontre dans les plaisirs de la vue et de l’ouïe, et vous les a fait nommer beaux préférablement à tous les autres. » Il me paraît nécessaire, Hippias, de répondre que c’est parce que de tous les plaisirs ce sont les moins nuisibles et les meilleurs, qu’on les prenne conjointement ou séparément. Ou bien connais-tu quelque autre différence qui les distingue des autres ?
— Hippias. Nulle autre ; et ce sont en effet les plus avantageux de tous les plaisirs.
— Socrate. « Le beau, dira-t-il, est donc, selon vous, un plaisir avantageux. » Il semble bien, lui répondrai-je. Et toi ?
— Hippias. Et moi aussi.
— Socrate. « Or, poursuivra-t-il, l’avantageux est ce qui produit le bien, et nous avons vu que ce qui produit est différent de ce qui est produit. Nous voilà retombés dans notre premier embarras ; car le bien ne peut être le beau, ni le beau le bien, s’ils sont différents l’un de l’autre. » Nous en conviendrons assurément, Hippias, si nous sommes sages, parce qu’il n’est pas permis de refuser son consentement à quiconque dit la vérité.
Platon, Hippias Majeur, 303 e-304 a. [Trad. ?]
► L’expulson des poètes
et Lucrèce
Aristote : la tragédie
Aristote : l’art, imitation et purgation
[…] La tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation, propre à pareilles émotions.
Aristote, La Poétique, VI, 1449 b 24-28.
Autre traduction :
« La tragédie est la représentation (μίμησις) d’une action noble, menée jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue, au moyen d’un langage relevé d’assaisonnements d’espèces variées, utilisés séparément selon les parties de l’œuvre ; la représentation est mise en œuvre par les personnages du drame et n’a pas recours à la narration ; et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration (κάθαρσις) de ce genre d’émotions » (ch. 6, 1449 b 24-28 ; cf. aussi ch. 7, 1450 b 23)
La tragédie décrit le « changement de fortune » d’un homme « qui, sans être incomparablement juste ou vertueux, se trouve dans le malheur à cause de quelque erreur » sans l’avoir mérité (1453 a 8). C’est le passage du bonheur au malheur, nécessairement, à cause d’une « grande faute du héros ».
La mimesis (imitation, représentation) est une tentative de représentation du réel. Pour Aristote (Poétique, 1451 a 38), Sophocle ne dit pas « ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire », c’est-à-dire dans l’ordre de ce à quoi on peut s’attendre : l’action l’emporte sur les caractères. Il ne s’agit pas de montrer l’humanité telle qu’elle est, mais la transposer dans une action dont la vigueur transcende le modèle.
« Toute tragédie se compose d’un nouement et d’un dénouement » (Poétique, 1455 b 24) :
— du début jusqu’au renversement, il y a un nœud, un conflit où se nouent
- des éléments antérieurs à la pièce, extérieurs à l’histoire
- et des éléments représentés sur scène (Poétique, 1455 b).
— dénouement : du renversement à la fin.
Le héros est un homme noble, de grande réputation (famille illustre) : σπουδαῖος [valeureux, noble, zélé, "généreux" au sens cornélien et cartésien] (1448 a 27).
L’action, comme les caractères, doit être nécessaire (logique du possible) et vraisemblable (des réactions plausibles) (1454 a 33).
Il convient que la durée tienne « dans une seule révolution du soleil » (ch. 5, 1449 b 12). « L’étendue qui permet le renversement du malheur au bonheur et du bonheur au malheur par une série d’événements enchaînés selon le vraisemblable ou le nécessaire fournit une délimitation satisfaisante de la longueur » (1451 a 11-15).
Cf. la "règle des 3 unités" des classiques.
Dans la tragédie, les trois parties de l’histoire (μῦθος) sont (1452 a 22) :
- la περιπέτεια : péripétie, coup de théâtre, renversement qui inverse l’effet des actions ;
- l’ἀναγνώρισις : reconnaissance, renversement qui fait passer de l’ignorance à la connaissance ;
N.B. chez Sophocle, il y a des retournements (≠ Eschyle, qui fait une longue déploration d’un seul événement). « La reconnaissance la plus belle est celle qui s’accompagne d’un coup de théâtre (περιπέτεια), comme par exemple celle de l’Œdipe » (1452 a 22).
- le πάθος : catastrophe, événement pathétique, violent, qui cause destruction ou douleur.
Catharsis (κάθαρσις : purgation, épuration en vue de la régulation des passions, séparation du bon avec le mauvais). Cf. Wikipédia
Le spectateur s’identifie aux souffrances du héros
- par la crainte [φόβος] de tomber dans une pareille infortune : c’est trembler pour soi (« la frayeur s’adresse au malheur d’un semblable ») (1453 a 5-7) ;
- par la pitié [ἔλεος], le pathétique : c’est trembler pour un autre (« la pitié s’adresse à l’homme qui n’a pas mérité son malheur »). N.B. Ἔλεος devient la miséricorde chez les chrétiens.
Entre les personnages, il doit y avoir « une relation d’alliance, d’hostilité ou de neutralité » : il faut rechercher, en tragédie, « le surgissement de violences au cœur des alliances », c’est-à-dire entre frères, ou entre le fils et le père, ou le fils et la mère… (1453 b 18).
N.B. Pour Platon, la μίμησις tragique était cause de corruption plus que purgation : elle polluait le spectateur (ce jugement pose la question de la moralité de l’art, ce que ne fait pas Aristote). Pour Aristote, ce n’est pas le spectateur qui est purifié, mais les troubles (pitié et frayeur). Le paradoxe vient de ce que ces troubles devraient produire de la peine, alors qu’ils produisent du plaisir. C’est là l’effet cathartique de la tragédie : l’épuration substitue le plaisir à la peine, par le moyen de la représentation (μίμησις), qui offre au regard du spectateur des objets déjà épurés. Cf. « Nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité » (1448 b 10). Ce qui change tout, c’est le passage par la forme.
Le jeu est sans interruption : pas de découpage en scènes et en actes (évidemment, ni rideau ni entracte !). Pour Aristote (ch. 12, 1452 b 16) :
- prologue (qui précède le chant du chœur),
parodos,
- épisodes (entre les chants du chœur) et stasima,
commos,
péripétie et reconnaissance,
- exodos (sortie qui n’est pas suivie d’un chant du chœur),
maxime morale
Les formes du discours sont : narratif, rhétorique, logique, lyrique.
Kant
Kant : Le jugement est esthétique
Pour décider si une chose est belle ou ne l’est pas, nous n’en rapportons pas la représentation à son objet au moyen de l’entendement et en vue d’une connaissance, mais au sujet et au sentiment du plaisir ou de la peine de celui-ci, au moyen de l’imagination […]. Le jugement de goût n’est donc pas un jugement de connaissance ; il n’est point par conséquent logique mais esthétique, c’est-à-dire que le principe qui le détermine est purement subjectif.
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 1. [Trad. ?]
Kant : Beauté libre et adhérente
Il existe deux espèces de beauté : la beauté libre (pulchritudo vaga) ou la beauté simplement adhérente (pulchritudo adhaerens). La première ne présuppose aucun concept de ce que l’objet doit être ; la seconde suppose un tel concept et la perfection de l’objet d’après lui. Les beautés de la première espèce s’appellent les beautés (existant par elles-mêmes) de telle ou telle chose ; l’autre beauté, en tant que dépendant d’un concept (beauté conditionnée), est attribuée à des objets compris sous le concept d’une fin particulière.
Des fleurs sont de libres beautés naturelles. Ce que doit être une fleur peu le savent hormis le botaniste et même celui-ci, qui reconnaît dans la fleur l’organe de la fécondation de la plante, ne prend pas garde à cette fin naturelle quand il en juge suivant le goût. Ainsi au fondement de ce jugement il n’est aucune perfection de quelque sorte, aucune finalité interne, à laquelle se rapporte la composition du divers. Beaucoup d’oiseaux (le perroquet, le colibri, l’oiseau de paradis), une foule de crustacés marins sont en eux-mêmes des beautés, qui ne se rapportent à aucun objet déterminé quant à sa fin par des concepts, mais qui plaisent librement et pour elles-mêmes. Ainsi les dessins à la grecque, des rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., ne signifient rien en eux-mêmes ; ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé et sont de libres beautés. On peut encore ranger dans ce genre tout ce que l’on nomme en musique improvisation (sans thème) et même toute la musique sans texte.
Dans l’appréciation d’une libre beauté (simplement suivant la forme) le jugement de goût est pur. On ne suppose pas le concept de quelque fin pour laquelle serviraient les divers éléments de l’objet donné et que celui-ci devrait ainsi représenter, de telle sorte que par cette fin la liberté de l’imagination, qui joue en quelque sorte dans la contemplation de la figure, ne saurait qu’être limitée.
Mais la beauté de l’homme (et dans cette espèce, celle de l’homme proprement dit, de la femme ou de l’enfant), la beauté d’un cheval, d’un édifice (église, palais arsenal, ou pavillon) suppose un concept d’une fin, qui détermine ce que la chose doit être et par conséquent un concept de sa perfection ; il s’agit donc de beauté adhérente. Tout de même que la liaison de l’agréable (de la sensation) avec la beauté, qui ne concerne véritablement que la forme, était un obstacle à la pureté du jugement de goût, de même la liaison du bon (c’est-à-dire de ce pour quoi la diversité est bonne pour l’objet lui-même, selon sa fin) avec la beauté porte préjudice à la pureté de celle-ci.
On pourrait adapter à un édifice maintes choses plaisant immédiatement dans l’intuition, si cet édifice ne devait être une église ; on pourrait embellir une figure humaine avec toutes sortes de dessins en spirale et avec des traits légers, bien que réguliers, comme en usent les Néo-Zélandais avec leurs tatouages, s’il ne s’agissait d’un homme ; et celui-ci pourrait avoir des traits plus fins et un visage d’un contour plus gracieux et plus doux, s’il ne devait représenter un homme ou même un guerrier.
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 16. Trad. A. Philonenko, Vrin 1968, p. 71
Kant
[§ 1-5 : point de vue de la qualité] Le goût est la faculté de juger d’un objet ou d’un mode de représentation, indépendamment de tout intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau l’objet d’une telle satisfaction.
[§ 6-9 : point de vue de la quantité] Est beau ce qui plaît universellement sans concept.
[§ 10-17 : point de vue de la relation] La beauté est la forme de la finalité d’un objet, en tant qu’elle est perçue en celui-ci sans représentation d’une fin.
[§ 18-22 : point de vue de la modalité] : Est beau ce qui est reconnu sans concept comme objet d’une satisfaction nécessaire.
1 : [qualité]
Le goût est la faculté de juger d’un objet ou d’un mode de représentation,
indépendamment de tout intérêt,
par une satisfaction ou une insatisfaction.
On appelle beau l’objet d’une telle satisfaction.
Le jugement esthétique n’est pas une connaissance, mais une imagination : il est subjectif. Le sujet éprouve le sentiment de lui-même ; c’est du plaisir ou du déplaisir (c’est esthétique).
L’intérêt, c’est la satisfaction liée à l’existence de l’objet (d’où le désir).
La sensation donne des jugements objectifs (connaissances) ;
le sentiment donne des jugements subjectifs (ce ne sont pas des connaissances).
L’agréable est ce qui plaît immédiatement ( bon, qui peut plaire médiatement).
Le jugement de goût est purement contemplatif.
2 : [quantité]
Est beau ce qui plaît universellement sans concept.
Puisque la satisfaction est désintéressée, elle est indépendante des particularités subjectives : elle est universelle et libre.
Il y a des règles générales pour l’agrément (mais pas universelles : elles sont empiriques).
Pour le beau, il faut postuler une validité commune pour le sentiment (= validité universelle subjective, esthétique). Tous les jugements de goût sont singuliers (il faut faire soi-même l’expérience de la chose). Mais pour le goût esthétique, il y a une voix universelle qui exige la possibilité de l’universalisation (on prête à chacun cet assentiment, comme cas particulier de la règle, confirmée par l’adhésion des autres).
D’où la différence entre : « la rose est de parfum agréable » (jugement des sens) et « cette rose est belle ». [N.B. : « les roses, en général, sont belles » devient un jugement logique fondé sur un jugement esthétique.]
Cela est possible grâce à un état d’âme éprouvé dans le libre jeu de l’imagination et de l’entendement.
D’où le plaisir (qui est précédé par l’appréciation, et non le contraire).
3 : [relation]
La beauté est
– la forme de la finalité d’un objet (finalité quant à la forme, mais pas de finalité quant à la matière : on ne la découvre que par réflexion),
– en tant qu’elle est perçue en celui-ci sans représentation d’une fin.
4 : [modalité] :
Est beau ce qui est reconnu sans concept
comme objet d’une satisfaction nécessaire.
§ 56. Exposé de l’antinomie du goût.
Le premier lieu commun du goût est contenu dans la proposition grâce à laquelle ceux qui n’ont point de goût pensent se défendre de tout blâme : à chacun [338] son propre goût. Cela signifie que le principe de détermination de ce jugement est simplement subjectif (plaisir ou douleur) ; et le jugement n’a aucun droit à l’adhésion nécessaire d’autrui.
Le second lieu commun du goût, dont font usage ceux qui accordent au jugement de goût le droit de prononcer des jugements valables pour tous, est : on ne dispute pas du goût. Ce qui signifie : le principe de détermination d’un jugement de goût pourrait assurément être objectif, mais on ne peut le ramener à des concepts déterminés ; par conséquent on ne peut rien décider par preuves sur le jugement lui-même, bien que l’on puisse en discuter à bon droit. Discuter et disputer sont identiques en ce que, par une résistance réciproque aux jugements, on cherche à produire l’accord, et différents en ce que, dans le cas où l’on dispute, on espère obtenir cet accord d’après des concepts déterminés comme raisons démonstratives, et qu’en conséquence on admet des concepts objectifs comme principes du jugement. Lorsqu’on considère que cela ne peut se faire, on juge également qu’on ne peut disputer.
On voit aisément qu’il manque une proposition intermédiaire entre ces deux lieux communs, qui n’est pas d’un usage proverbial, mais qui se trouve néanmoins dans l’esprit de chacun : on peut discuter du goût (bien qu’on ne puisse en disputer). Cette proposition enveloppe le contraire de la première proposition. En effet, là où il est permis de discuter, on doit aussi avoir l’espoir de s’accorder ; par conséquent on doit pouvoir compter sur des principes du jugement, qui ne possèdent pas seulement une valeur particulière et qui ne sont pas simplement subjectifs ; c’est à quoi s’oppose précisément le principe : à chacun son propre goût.
Relativement au principe du goût, donc, l’antinomie suivante se présente :
1. Thèse. Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts ; car autrement on pourrait disputer à ce sujet (décider par des preuves).
2. Antithèse. Le jugement de goût se fonde sur des concepts ; car autrement on ne pourrait même pas, en dépit des différences [339] qu’il présente, discuter à ce sujet (prétendre à l’assentiment nécessaire d’autrui à ce jugement).
§ 57. Solution de l’antinomie du goût.
Il n’est pas d’autre possibilité pour résoudre le conflit de ces principes mis au fondement de chaque jugement de goût (ces principes ne sont rien d’autre que les deux caractéristiques du jugement de goût exposés plus haut dans l’analytique), que de montrer que le concept, auquel on rapporte l’objet dans ce type de jugement, n’est pas pris dans le même sens dans les deux maximes de la faculté de juger esthétique ; ce double sens, ou point de vue, du jugement est nécessaire à notre faculté de juger transcendantale, comme l’apparence dans la confusion de l’un avec l’autre est, en tant qu’illusion naturelle, inévitable.
Le jugement de goût doit se rapporter à quelque concept ; s’il en était autrement il ne pourrait absolument pas prétendre à une valeur nécessaire pour chacun. Mais il ne doit pas, pour cette raison précisément, être démontrable à partir d’un concept, parce qu’un concept peut être ou déterminable ou indéterminé en soi et en même temps indéterminable. Le concept de l’entendement, qui est déterminable par les prédicats de l’intuition sensible, qui peut lui correspondre, est de la première sorte ; à la seconde sorte appartient le concept rationnel transcendantal du supra-sensible, qui se trouve au fondement de toute cette intuition, et qui ne peut par conséquent être davantage déterminé théoriquement.
Or le jugement de goût porte sur des objets des sens, mais non afin d’en déterminer un concept pour l’entendement ; en effet ce n’est pas un jugement de connaissance. Il ne s’agit donc, en tant que représentation intuitive singulière rapportée au sentiment de plaisir, que d’un jugement personnel, et par conséquent il serait borné quant à sa valeur au seul individu qui juge : pour moi l’objet est un objet de satisfaction, pour d’autres les choses peuvent être toutes différentes — à chacun son propre goût.
Néanmoins un élargissement de la représentation de l’objet (ainsi que du sujet) est sans aucun doute compris dans le jugement de goût, et c’est sur cela que nous fondons l’extension de cette sorte de jugements comme nécessaires pour tous, et au fondement desquels doit par conséquent nécessairement se trouver quelque concept ; [340] mais ce doit être un concept qui ne peut être déterminé par une intuition, qui ne fait rien connaître et qui par conséquent ne permet de présenter aucune preuve pour le jugement de goût. Le simple concept pur rationnel du supra-sensible, qui est au fondement de l’objet (et aussi du sujet jugeant) en tant qu’objet des sens, c’est-à-dire en tant que phénomène, est un tel concept. En effet si l’on n’admettait pas un tel point de vue, on ne saurait sauver la prétention du jugement de goût à une valeur universelle ; et si le concept, sur lequel il se fonde, n’était qu’un simple concept confus de l’entendement, par exemple celui de perfection, auquel on pourrait faire correspondre l’intuition sensible du beau, il serait alors possible, du moins en soi, de fonder le jugement de goût sur des preuves, ce qui contredit la thèse.
Cependant toute contradiction disparaît, si je dis : le jugement de goût se fonde sur un concept (d’un principe en général de la finalité subjective de la nature pour la faculté de juger), au moyen duquel cependant rien ne peut être connu ou prouvé par rapport à l’objet, parce qu’il est en soi indéterminable et impropre à la connaissance ; toutefois le jugement reçoit de par ce concept de la valeur pour tous (ce jugement étant d’ailleurs en chacun singulier et accompagnant immédiatement l’intuition), parce que le principe déterminant du jugement se trouve peut-être dans le concept de ce qui peut être considéré comme le substrat supra-sensible de l’humanité.
Dans la résolution d’une antinomie, il importe seulement que deux propositions qui se contredisent en apparence ne se contredisent pas en fait et puissent se maintenir l’une à côté de l’autre, même si l’explication de la possibilité de leur concept dépasse notre faculté de connaître. On peut également ainsi faire comprendre que cette apparence est naturelle et inévitable pour la raison humaine, de même que la raison qui fait qu’elle est et demeure inévitable, bien qu’elle ne trompe pas après la résolution de l’apparente contradiction. Nous donnons en effet au concept, sur lequel la valeur universelle d’un jugement doit se fonder, une signification identique dans les deux jugements qui se contredisent et cependant nous lui attribuons deux prédicats opposés. Dans la thèse, il faudrait s’exprimer ainsi : le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts déterminés ; dans l’antithèse : le jugement de goût se fonde bien sur un concept, mais sur un concept indéterminé [341] (c’est-à-dire sur le concept d’un substrat supra-sensible des phénomènes) ; et ainsi il n’y aurait entre elles aucune contradiction.
Nous ne pouvons faire plus que lever cette contradiction entre les prétentions contraires du goût. Il est absolument impossible de donner un principe du goût déterminé et objectif, d’après lequel les jugements de celui-ci pourraient être guidés, examinés et prouvés ; car il ne s’agirait plus alors d’un jugement de goût. Le principe subjectif, c’est-à-dire l’Idée indéterminée du supra-sensible en nous, peut seulement nous être indiqué comme l’unique clé de la solution de l’énigme de cette faculté, qui nous est cachée à nous-mêmes en ses sources et qui ne peut être rendue plus intelligible d’aucune manière.
L’antinomie ici établie et dénouée possède comme fondement le concept exact du goût comme d’une faculté de juger réfléchissante esthétique ; et ainsi les deux principes qui se contredisent en apparence seraient conciliés, puisque tous les deux peuvent être vrais, ce qui est suffisant. Si l’on admettait comme principe déterminant du goût (en raison de la singularité de la représentation, qui est au fondement du jugement de goût), comme le font quelques-uns, l’agréable, ou, comme d’autres le veulent, le principe de la perfection (en raison de son universalité), et si l’on voulait établir d’après cela la définition du goût, il s’ensuivrait une antinomie, qui ne pourrait être dénouée qu’à la condition de montrer que ces deux propositions opposées (et non pas simplement contradictoirement) sont fausses, il serait alors prouvé que le concept sur lequel chaque proposition se fonde se contredit lui-même. On voit ainsi que la solution de l’antinomie de la faculté de juger esthétique suit une démarche comparable à celle suivie par la Critique dans la résolution des antinomies de la raison pure théorique ; et l’on voit aussi qu’ici et dans la Critique de la raison pratique les antinomies nous obligent, quoi que nous en ayons, à élever nos regards au-delà du sensible et à chercher dans le supra-sensible le trait d’union de toutes nos facultés a priori ; il ne reste en effet aucune autre issue afin de mettre la raison en accord avec elle-même.
Notes de Philonenko :
1. Kant ne traite nullement explicitement du jugement réfléchissant dans le texte et son opposition entre Streiten et Disputieren peut sembler verbale, comme l’a prétendu Schopenhauer. Mais on remarquera qu’il est question du rapport à autrui, ou encore de l’intersubjectivité, et que la thèse (empirisme) nie le rapport à autrui (l’odeur de la fleur est incommunicable) et on ne peut pas avancer de preuves, tandis que l’antithèse affirme la possibilité du rapport à autrui, puisque l’universalité est visée dans le jugement de goût. Comme je l’ai expliqué ailleurs, la formulation de la thèse et de l’antithèse est apagogique. Exemple : la thèse commence par poser son affirmation (le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts) et la fonde en avançant une assertion négative, germe d’une preuve par l’absurde (autrement on pourrait décider à son sujet par des concepts) qui est réputée impossible. Dans la mesure où il s’agit du rapport à autrui, on peut dire que la thèse opte pour la solitude et l’antithèse pour la communauté. En s’exprimant vulgairement on pourrait dire que la thèse nie que l’homme soit un être pleinement sociable, tandis que l’antithèse soutient que l’homme n’est homme que dans la communauté. Phénoménologiquement, c’est le statut de l’individu qui est en question. D’un point de vue critique, c’est l’intersubjectivité.
2. Sur les caractéristiques du jugement de goût, cf. § 32-34.
1. C’est la méthode classique de résolution des antinomies : montrer que l’objet des propositions contradictoires qui composent le conflit dialectique n’est pas pris dans le même sens en l’une et en l’autre, si bien que l’on passe de jugements contradictoires (opposition analytique) à des jugements subalternes (opposition de contraires, susceptibles de se compléter, ou opposition synthétique, AK XX-7, 291)
2. Hegel dénoncera l’équivoque contenue dans l’idée d’une illusion naturelle inévitable. Ou bien, en effet, l’opposition est naturelle et l’essence de la raison est dialectique, ou bien l’illusion tombe en dehors de la raison et n’est plus qu’un simple sophisme pour une raison analytique et dépourvue du pouvoir de synthèse.
1. Kant prétend que l’antinomie s’évanouit si l’on substitue au concept de l’entendement, qui exige preuve et détermination, le concept du supra-sensible. Le concept du supra-sensible est l’Idée de Dieu ou l’Idéal de la raison pure, principe ultime de toute finalité (tant pour l’objet créé, le phénomène, que pour le sujet pensant, l’homme), et comme tel indéterminable et impropre à la connaissance. Il va de soi que la moralité accompagne ce principe, « substrat supra-sensible de l’humanité ». L’intersubjectivité, renfermée par exemple dans la première caractéristique du jugement de beau comme prétention à l’adhésion d’autrui est fondée par l’Idée d’une totalité humaine dont le principe est Dieu.
1. L’antinomie est résolue : la thèse dit seulement (en quoi elle a raison) que le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts déterminés de l’entendement, et l’antithèse a raison de dire que le jugement de goût se fonde sur un concept, si l’on vise par là le substrat suprasensible de l’humanité, concept indéterminé et indéterminable comme totalité humaine et règne des fins. On peut observer que Kant ne distingue pas ici le beau et le sublime.
2. Le texte est difficile. Kant semble assimiler le supra-sensible à l’imagination, racine inconnue de la faculté de connaître. On pourrait aussi dire que le concept du supra-sensible repose sur notre raison, qui ne connaît pas sa source ou ses sources et qui ne s’élève jamais, en ce qui la concerne, au-dessus de l’évidence factice, opposée à l’évidence génétique. Comme Cogito plural lié à l’imagination, l’intersubjectivité serait en sa condition ultime Idée de Dieu. La différence avec Descartes, qui enseigne que l’âme humaine est Idée de Dieu, tiendrait dans la mise en valeur de l’imagination et de l’intersubjectivité humaine, dévoilée en sa condition suprême de possibilité par l’idée du supra-sensible (la totalité humaine comme règne des fins).
1. Schöndorfer propose : (en apparence contradictoirement).
2. La méthode de résolution dans l’antinomie est logiquement comparable à celle suivie dans la Critique de la raison pure. Mais il faut bien concevoir que l’antinomie esthétique ne dépasse pas le niveau de l’individualité, c’est-à-dire de l’humanité. Aussi bien n’est-elle pas, même si elle nous conduit à trouver l’unité de l’homme dans le supra-sensible, l’antinomie ultime, celle de la personne, qui dans la Critique de la raison pratique regarde le Souverain bien.
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 56-57. Nouvelle trad. A. Philonenko, Vrin
Pour ce qui est de l’agréable
chacun se résigne à ce que son jugement,
fondé sur un sentiment individuel,
par lequel il affirme qu’un objet lui plaît,
soit restreint à sa seule personne. […]
– L’un trouve la couleur violette douce et aimable,
un autre la trouve morte et terne ;
– l’un préfère le son des instruments à vent,
l’autre celui des instruments à cordes.
Discuter à ce propos pour accuser d’erreur le jugement d’autrui, qui diffère du nôtre, comme s’il s’opposait à lui logiquement, ce serait folie ;
au point de vue de l’agréable, il faut admettre le principe : à chacun son goût (il s’agit du goût des sens).
Il en va tout autrement du beau.
Car il serait tout au contraire ridicule qu’un homme qui se piquerait de quelque goût, pensât justifier ses prétentions en disant :
cet objet – (l’édifice que nous voyons,
– le vêtement qu’un tel porte,
– le concert que nous entendons,
– le poème que l’on soumet à notre jugement)
est beau pour moi.
Car il ne suffit pas qu’une chose lui plaise pour qu’il ait le droit de l’appeler belle ;
beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme et de l’agrément, personne ne s’en soucie,
mais quand il donne une chose pour belle, il prétend trouver la même satisfaction en autrui ;
il ne juge pas seulement pour lui mais pour tous
et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des objets ;
il dit donc : la chose est belle,
et s’il compte sur l’accord des autres avec son jugement de satisfaction, ce n’est pas qu’il ait constaté à diverses reprises cet accord, mais c’est qu’il l’exige.
Il les blâme s’ils jugent autrement, il leur dénie le goût tout en demandant qu’ils en aient ;
et ainsi on ne peut pas dire : à chacun son goût.
Cela reviendrait à dire : il n’y a pas de goût, c’est-à-dire pas de jugement esthétique qui puisse légitimement prétendre à l’assentiment universel.
KANT, Critique de la faculté de juger, § 7.
Sur le § 7 de KANT, Critique de la faculté de juger
Il y a des goûts différents et variables (exemple : sur Van Gogh, Vermeer…).
Kant explique cette diversité par le fait que l’agréable dépend de la sensibilité de chacun.
Mais le beau est universel…
Il faut donc bien distinguer les deux. Faute de distinction, on en vient à nier le jugement de goût. Mais si on comprend la spécificité du goût (relatif au beau), chacun devrait le reconnaître (en droit). Si, en fait, ce n’est pas le cas, c’est parce qu’on confond le beau et l’agréable.
Deux jugements de goût :
– goût des sens
– goût de la réflexion.
Le goût relève de la faculté de juger réfléchissante.
Les exemples portent
— [pour le goût des sens] sur des choses générales, peu déterminées : sensibilité au goût du vin, à la vision des couleurs, au son des instruments…) ;
— [pour le goût de la réflexion] sur des productions déterminées de l’art (tel vêtement, tel édifice, telle œuvre de musique, telle poésie…).
Noter que Kant utilise très fréquemment des verbes indiquant des opinions, des jugements, des avis… (Cf. : l’un trouve, l’un préfère ; discuter, accuser, justifier, appeler ; il donne une chose pour, il ne juge pas, il parle, il dit, s’il compte sur, il exige, il les blâme, on ne peut pas dire, cela reviendrait à dire…).
N.B. : « Des goûts et des couleurs, on ne peut discuter » ne concerne que l’agréable (où chacun reste juge de son propre plaisir). Mais l’agréable est différent du beau.
N.B. :
— Discuter [Streiten] : conflit d’opinions pour réfuter l’adversaire et le retourner contre lui-même. C’est sans issue en esthétique : les concepts sont impuissants. L’accord éventuel est hypothétique et fragile.
— Disputer [Disputieren] : l’apport de la preuve résout l’opposition. Une démonstration conceptuelle est possible.
Deux lieux communs du goût :
1. Thèse (sensualisme, “délicatesse”)
À chacun son propre goût.
Jugement qui n’a qu’une valeur personnelle (pas de blâme)
Le principe du jugement est simplement subjectif (plaisir / douleur) beau = agréable (sentiment individuel)
Le jugement ne se fonde pas sur des concepts déterminés.
On ne peut rien décider par preuves (disputer),
[et même discuter est vain, puisqu’il n’y a pas espoir de s’accorder]. (= On ne peut prétendre à l’adhésion nécessaire d’autrui)
Le beau est ineffable et incommunicable.
S’il y a un sens commun, c’est pour des raisons de fait, contingentes.
Empirisme solipsisme esthétique
Mène au psychologisme, à l’historisme, au sociologisme
Conséquences des lieux communs :
Pas de preuves (même par l’absurde), mais simple affirmation ("le jugement ne se fonde pas sur des concepts"…).
Nie le rapport à autrui (l’odeur d’une fleur est incommunicable)
Jugement particulier
Individu : monade (sensible ou rationnelle), subjectivité particulière du cogito.
L’homme n’est pas pleinement sociable
Solitude.
Nécessité de recourir à une harmonie préétablie.
2. Antithèse (classicisme, raison)
On ne dispute pas du goût.
Jugements valables pour tous
Il doit y avoir un assentiment universel. Le principe du jugement pourrait être objectif,
mais on ne peut le ramener à des concepts déterminés.
Il y a pourtant des concepts indéterminés (des Idées de la raison).
On ne peut rien décider par preuves (disputer),
mais on peut discuter des jugements (= prétendre à l’adhésion nécessaire d’autrui).
Il y a une communication indirecte, par concepts.
Le concept central : la perfection (la belle œuvre réalise, selon un art poétique, une fin déterminée conceptuellement). Le beau est la réalisation technique d’une fin posée par la raison. L’œuvre d’art bien faite est conforme aux règles de l’art.
Dogmatisme
Solution (proposition intermédiaire du criticisme) :
On peut discuter du goût, mais pas en disputer.
Jugement qui se fonde sur un concept indéterminé (substrat supra-sensible des phénomènes : Idées de la raison).
Sinon, on ne pourrait pas en discuter.
Possibilité d’un rapport à autrui
Espoir de s’accorder : jugements qui n’ont pas qu’une valeur personnelle et subjective, mais une valeur pour tous. L’universalité est visée dans le jugement de goût
Communauté.
L’homme n’est homme que dans la communauté
Intersubjectivité : le jugement de goût, de lui-même, vise une communication intersubjective, un élargissement de l’objet ainsi que du sujet.
Hegel
Hegel : l’art est du passé
L’art ne donne plus cette satisfaction des besoins spirituels, que des peuples et des temps révolus cherchaient et ne trouvaient qu’en lui. Les beaux jours de l’art grec, comme l’âge d’or de la fin du Moyen Âge sont passés. La culture réflexive de notre époque nous contraint, tant dans le domaine de la volonté que dans celui du jugement, à nous en tenir à des vues universelles d’après lesquelles nous réglons tout ce qui est particulier ; formes universelles, lois, devoirs, droits, maximes sont les déterminations fondamentales qui commandent tout. Or le goût artistique comme la production artistique exigent plutôt quelque chose de vivant, dans lequel l’universel ne figure pas sous forme de loi et de maxime, mais confonde son action avec celle du sentiment et de l’impression, de la même façon que l’imagination fait une place à l’universel et au rationnel en les unissant à une apparence sensible et concrète. Voilà pourquoi notre époque n’est en général pas propice à l’art…
Dans ces circonstances l’art, ou du moins sa destination suprême, est pour nous quelque chose du passé. De ce fait, il a perdu pour nous sa vérité et sa vie ; il est relégué dans notre représentation, loin d’affirmer sa nécessité effective et de s’assurer une place de choix, comme il le faisait jadis. Ce que suscite en nous une œuvre artistique de nos jours, mis part un plaisir immédiat, c’est un jugement, étant donné que nous soumettons à un examen critique son fond, sa forme et leur convenance ou disconvenance réciproque.
La science de l’art est donc bien plus un besoin à notre époque que dans les temps où l’art donnait par lui-même en tant qu’art, pleine satisfaction. L’art nous invite à la méditation philosophique, qui a pour but non pas de lui assurer un renouveau, mais de reconnaître rigoureusement ce qu’il est dans son fond.
G.W.F. Hegel, Esthétique, Les Grands Textes PUF p. 19 [En Champs Flammarion, T. I p. 26-27]
Hegel : le but de l’art est spirituel
Le but de l’art, son besoin originel, c’est de produire aux regards une représentation, une conception née de l’esprit, de la manifester comme son œuvre propre ; de même que, dans le langage, l’homme communique ses pensées et les fait comprendre à ses semblables. Seulement, dans le langage, le moyen de communication est un simple signe, à ce titre, quelque chose de purement extérieur à l’idée et d’arbitraire.
L’art, au contraire, ne doit pas simplement se servir de signes, mais donner aux idées une existence sensible qui leur corresponde. Ainsi, d’abord, l’œuvre d’art, offerte aux sens, doit renfermer en soi un contenu. De plus, il faut qu’elle le représente de telle sorte que l’on reconnaisse que celui-ci, aussi bien que sa forme visible n’est pas seulement un objet réel de la nature, mais un produit de la représentation et de l’activité artistiques de l’esprit. L’intérêt fondamental de l’art consiste en ce que ce sont les conceptions objectives et originelles, les pensées universelles de l’esprit humain qui sont offertes à nos regards.
G.W.F. Hegel, Esthétique, Les Grands Textes PUF p. 21-22 [En Champs Flammarion, T. III p. 31]
Hegel : l’art n’imite pas la nature
C’est un vieux précepte que l’art doit imiter la nature ; on le trouve déjà chez Aristote. Quand la réflexion n’en était encore qu’à ses débuts, on pouvait bien se contenter d’une idée pareille ; elle contient toujours quelque chose qui se justifie par de bonnes raisons et qui se révélera à nous comme un des moments de l’idée ayant, dans son développement, sa place comme tant d’autres moments.
D’après cette conception, le but essentiel de l’art consisterait dans l’imitation, autrement dit dans la reproduction habile d’objets tels qu’ils existent dans la nature, et la nécessité d’une pareille reproduction faite en conformité avec la nature serait une source de plaisirs. Cette définition assigne à l’art un but purement formel, celui de refaire une seconde fois, avec les moyens dont l’homme dispose, ce qui existe dans le monde extérieur, et tel qu’il y existe. Mais cette répétition peut apparaître comme une occupation oiseuse et superflue, car quel besoin avons-nous de revoir dans des tableaux ou sur la scène, des animaux, des paysages ou des événements humains que nous connaissons déjà pour les avoir vus ou pour les voir dans nos jardins, dans nos intérieurs ou, dans certains cas, pour en avoir entendu parler par des personnes de nos connaissances ? On peut même dire que ces efforts inutiles se réduisent à un jeu présomptueux dont les résultats restent toujours inférieurs à ce que nous offre la nature. C’est que l’art, limité dans ses moyens d’expression, ne peut produire que des illusions unilatérales, offrir l’apparence de la réalité à un seul de nos sens ; et, en fait, lorsqu’il ne va pas au-delà de la simple imitation, il est incapable de nous donner l’impression d’une réalité vivante ou d’une vie réelle : tout ce qu’il peut nous offrir, c’est une caricature de la vie […]
C’est ainsi que Zeuxis peignait des raisins qui avaient une apparence tellement naturelle que les pigeons s’y trompaient et venaient les picorer, et Praxeas peignit un rideau qui trompa un homme, le peintre lui-même. On connaît plus d’une de ces histoires d’illusions créées par l’art. On parle dans ces cas, d’un triomphe de l’art. […]
On peut dire d’une façon générale qu’en voulant rivaliser avec la nature par l’imitation, l’art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant a dit à ce propos que, dès que nous nous apercevons que c’est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol, nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre production de la nature ou une œuvre d’art. Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l’expression de sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici c’est l’imitation de l’humain par la nature.
G.W.F. Hegel, Esthétique, Champs Flammarion T. I p. 34-37 [En PUF p. 9-10]
Hegel : le « spirituel dans l’art »
Le contenu peut être tout à fait indifférent et ne présenter pour nous, dans la vie ordinaire, en dehors de sa représentation artistique, qu’un intérêt momentané. C’est ainsi, par exemple, que la peinture hollandaise a su recréer les apparences fugitives de la nature et en tirer mille et mille effets. Velours, éclats de métaux, lumière, chevaux, soldats, vieilles femmes, paysans répandant autour d’eux la fumée de leurs pipes, le vin brillant dans des verres transparents, gars en vestes sales jouant aux cartes, tous ces sujets et des centaines d’autres qui, dans la vie courante, nous intéressent à peine — car nous-mêmes, lorsque nous jouons aux cartes ou lorsque nous buvons et bavardons de choses et d’autres, y trouvons des intérêts tout à fait différents — défilent devant nos yeux lorsque nous regardons ces tableaux.
Mais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l’art, c’est justement cette apparence de cette manifestation des objets, en tant qu’œuvres de l’esprit qui fait subir au monde matériel, extérieur et sensible, une transformation en profondeur. Au lieu d’une laine, d’une soie réelles, de cheveux, de verres, de viandes et de métaux réels, nous ne voyons en effet que des couleurs ; à la place de dimensions totales dont la nature a besoin pour se manifester, nous ne voyons qu’une simple surface, et, cependant, l’impression que nous laissent ces objets peints est la même que celle que nous recevrions si nous nous trouvions en présence de leurs répliques réelles […]
Grâce à cette idéalité, l’art imprime une valeur à des objets insignifiants en soi et que, malgré leur insignifiance, il fixe pour lui en en faisant son but et en attirant notre attention sur des choses qui, sans lui, nous échappaient complètement. L’art remplit le même rôle par rapport au temps et, ici encore, il agit en idéalisant. Il rend durable ce qui, à l’état naturel, n’est que fugitif et passager ; qu’il s’agisse d’un sourire instantané, d’une rapide contraction sarcastique de la bouche, ou de manifestations à peine perceptibles de la vie spirituelle de l’homme, ainsi que d’accidents et d’événements qui vont et viennent, qui sont là pendant un moment pour être oubliés aussitôt, tout cela l’art l’arrache à l’existence périssable et évanescente, se montrant en cela encore supérieur à la nature.
G.W.F. Hegel, Esthétique, Champs Flammarion T. I p. 219-221
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Restaurer
Quatremère de Quincy (1818). Restaurer, “rachever” les statues antiques ?
[…] On blâme assez généralement ici l’usage de restaurer les statues antiques : il est vrai qu’on en a fait jadis à Rome un grand abus. Cependant je suis persuadé que jamais l’antique n’eût produit, sur le goût du public, l’effet qui s’est opéré depuis un demi-siècle, si tous les monumens de sculpture avoient été laissés dans l’état de mutilation où les artistes se plaisent souvent à les voir, pour les mieux étudier en détail. Lorsque la restauration n’endommage point le travail original, lorsqu’elle n’induit point en erreur, lorsqu’elle ne falsifie ni le sujet ni sa composition, par des additions mensongères, pourquoi se refuseroit-on à faire revoir dans leur ensemble des ouvrages qui tirèrent souvent de cet ensemble la plus grande partie de leur valeur, et qui ne peuvent réellement plaire à tous les yeux, que par le complément de ce que les accidens du temps leur avoient enlevé ?
Je crois donc qu’on devra à la restauration des frontons du temple d’Egine de nous bien apprendre quels furent, et le goût de ces compositions de frontons en statues, et le style de cette ancienne école. Il y a aussi, il faut en convenir, moins de risques à se mesurer dans le rachèvement des statues Eginétiques, avec le style roide, méthodique et peu expressif de cette sculpture, qu’il n’y en auroit pour celui qui tenteroit de compléter quelqu’une des statues des frontons du Parthénon ; et je crois qu’on fait très-sagement, à Londres, de laisser ces ouvrages dans l’état où le temps et la destruction les ont transmis.
Cependant, je ne puis vous le dissimuler, j’aime à me représenter ces magnifiques ouvrages dans leur primitif état. Malgré moi, mon imagination les replace dans leur ensemble, avec tous leurs détails et tous leurs accompagnemens ; et il me semble que toute tentative qui produiroit une partie de cet effet, serviroit utilement les intérêts de l’art. […]
Quatremère de Quincy, Lettres sur l’enlèvement des ouvrages de l’art antique à Athènes et à Rome, Quatrième lettre, Londres, 10 juin 1818
Cf. Multiples autres restaurations, comme Notre-Dame après l’incendie du 15 avril 2019. Remettre des bras à la Vénus de Milo ?… Vinci et le Salvator Mundi. Quel est l’état originel de la Joconde ? Fontaine de Duchamp. La couronne d’or d’Alexandre, jamais aussi resplandissante que sous les lumières d'aujourd’hui.
Littérature : quel est le texte "authentique" ? Idem en musique, qui pose des problèmes particuliers (instruments, interprètes…).
La beauté des ruines. Jumièges.
La transformation des églises en hôtels, boîtes de nuit…
Restaurer : rétablir le contexte également ?
Restauration : traduction ?
Que signifie vraiment restaurer ? Cf. son sens culinaire. Redonner vigueur.
Cf. Pbs des restitutions. Frises du Parthénon. Pays coloniaux.
La fin de la peinture
Kazimir Malévitch (1878-1935), Le suprématisme (1920)
Mes amis se sont proposé d’éditer ce petit livre de mes travaux suprématistes. Malgré leur désir de l’éditer le mieux et le plus complètement possible, on a réussi seulement à exécuter une petite partie du projet initial. Ce petit livre a paru en noir et gris avec une petite quantité de constructions. Nos moyens ne nous ont pas permis de les éditer dans l’état où elles sont. Le suprématisme se divise en trois stades selon le nombre des carrés, noirs, rouges et blancs : la période noire, la période colorée et la période blanche. Dans cette dernière sont exécutées les formes blanches en blanc. Ces trois périodes vont de 1913 à 1918 . Ces périodes étaient construites dans un développement purement plan. La base de leur construction était le principe fondamental d’économie : rendre par la seule surface plane la force de la statique ou bien celle du repos dynamique visible. Si jusqu’à présent, toutes les formes possibles n’expriment pas ces sensations tactiles autrement qu’à travers la multitude de toutes les interdépendances possibles des formes liées entre elles qui constituent l’organisme, alors dans le suprématisme, l’action à l’intérieur d’une seule surface ou d’un seul volume est atteinte par un rapport géométrique d’économie. Si chaque forme apparaît comme une expression de la perfection purement utilitaire, alors la forme suprématiste, elle aussi, n’est rien d’autre que les signes de la force reconnue de l’action, de la perfection utilitaire du monde concret qui arrive. La forme indique clairement le dynamisme de l’état et apparaît, dirait-on, comme l’indication ultérieure de la route qu’un aéroplane doit suivre dans l’espace, non pas au moyen d’un moteur et non pas en vainquant l’espace par le procédé explosif d’une machine maladroite de construction purement catastrophique, mais elle apparaît comme l’insertion harmonieuse de la forme dans l’action naturelle selon la nature physique à travers certains rapports magnétiques d’une forme laquelle, peut-être, sera composée de tous les éléments des forces naturelles des interdépendances et, pour cela, n’aura pas besoin de moteur, d’ailes, de roues, d’essence, c’est-à-dire que son corps ne sera pas construit à partir d’organismes divers en créant le Tout.
L’appareil suprématiste — si on peut ainsi s’exprimer — sera d’un seul bloc sans aucune jointure. La poutre est fondue avec tous les éléments semblablement au globe terrestre qui porte en lui la vie des perfections de telle sorte que chaque corps suprématiste construit sera inséré dans l’organisation naturelle selon la nature physique et formera par lui-même un nouveau satellite ; il suffit de trouver le rapport entre deux corps qui courent dans l’espace : la terre et la lune ; entre elles il peut être construit un nouveau satellite suprématiste équipé de tous les éléments, satellite qui se déplacera sur orbite en ayant tracé sa nouvelle route . Ayant analysé la forme suprématiste dans le mouvement, nous arrivons à la solution suivante : le mouvement selon la ligne droite qui mène vers n’importe quelle planète ne peut être vaincu autrement que par un mouvement annulaire des satellites suprématistes intermédiaires qui forment la ligne droite des anneaux de satellite à satellite. Travaillant au suprématisme, j’ai découvert que ses formes n’ont rien de commun avec les techniques de la surface terrestre. Tous les organismes techniques également ne sont autre chose que de petits satellites, tout un monde vivant prêt à s’envoler dans l’espace et à occuper une place particulière. C’est qu’en réalité chacun de ces satellites est équipé par la raison et prêt à vivre de sa vie personnelle. À l’échelle énorme et cosmique des systèmes planétaires, il s’est produit aussi une pulvérisation, un détachement de certains états qui formaient la vie auto-personnelle en créant tout un système de constructions du monde après s’être liés amicalement pour assurer leur vie en écartant la catastrophe. Les formes suprématistes comme abstraction sont devenues une perfection utilitaire. Elles ne concernent déjà plus la terre, on peut les analyser et les étudier comme n’importe quelle planète ou tout un système. Je dis : elles ne concernent pas la terre, non pas dans le sens d’un arrachement qui la laisserait abandonnée, j’indique seulement la construction des archétypes des organismes techniques de l’avenir suprématiste qui sont conditionnés par une nécessité purement utilitaire ; une telle nécessité reste leur lien. Le sens de chaque organisme de la technique utilitaire a le même but et la même intention, et cherche l’occasion de pénétrer dans cette région que nous voyons dans la toile suprématiste. En effet, qu’est-ce que la toile ? Qu’est-ce qui y est représenté ? En examinant la toile, nous voyons avant tout en elle une fenêtre à travers laquelle nous découvrons la vie ; la toile suprématiste représente l’espace blanc et non l’espace bleu. La raison en est claire : le bleu ne donne aucune représentation réelle de l’infini. Les rayons de la vue frappent, dirait-on, sur une coupole et ne peuvent pénétrer dans l’infini. L’infini suprématiste blanc permet aux rayons de la vue d’avancer sans rencontrer de limite. Nous voyons les corps en mouvement. Quel est leur mouvement et quels sont-ils — c’est cela qu’il faut dévoiler. Ayant inventé ce système, je me mis à faire l’étude des formes qui passent, qu’il faut dévoiler et dont il faut trouver l’essence, et elles se sont mises parmi tout le monde des choses. Ce dévoilement exige un grand travail. La construction des formes suprématistes d’ordre coloré n’est en rien liée par la nécessité esthétique aussi bien de la couleur que de la forme ou de la figure. On peut dire la même chose des périodes noire et blanche. La chose principale dans le suprématisme ce sont les deux bases — les énergies du noir et du blanc. Noir et blanc qui servent au dévoilement de la forme de l’action ; j’ai en vue seulement la nécessité purement utilitaire de la réduction économique ; c’est pourquoi tout ce qui est coloré est éliminé. Dans les créations, la mise en lumière colorée ou tonale ne dépend pas d’un phénomène esthétique mais de l’origine générique elle-même du matériau, de l’assemblage des éléments qui constituent une motte ou une forme d’énergie. Maintenant, si chaque forme ou bien tous les matériaux génériques sont l’énergie qui colore son propre mouvement — alors il s’ensuit que dans la création infinie il se produit une transformation des matériaux et la formation de nouveaux assemblages énergiels ; par conséquent chaque série de mouvements change la forme par suite de considérations économiques, et la coloration transformera aussi son propre aspect. La ville comme forme d’un assemblage énergiel des matériaux a perdu ses couleurs et est devenue tonale ; en elle prédominent le noir et le blanc.
(Mais l’analyse de la question du mouvement de la couleur en tant qu’énergie demanderait de répéter mes recherches de 1917 sur la couleur.)
J’ai rappelé que le noir et le blanc dans le suprématisme servent comme énergies qui dévoilent la forme ; cela concerne seulement les moments de la construction sur la toile des projets, du suprématisme à volume, tandis que dans l’action réelle, tangible, cela ne joue aucun rôle, car la mise en lumière de la forme est laissée à la lumière, mais dans les formes du suprématisme déjà réel, restent seulement le noir et le blanc, et à partir d’eux toute la gradation d’énergie du matériau, c’est-à-dire qu’arrivera l’époque de nouveaux matériaux privés de couleur et de ton.
(Je considère le blanc et le noir comme étant déduits de gammes de couleurs hautement colorées.)
Le suprématisme dans son évolution historique a eu trois étapes : du noir, du coloré et du blanc. Toutes les périodes se sont écoulées sous les signes conventionnels des surfaces planes exprimant, dirait-on, les plans des volumes futurs, et effectivement à l’heure actuelle le suprématisme grandit dans le temps — volume de la nouvelle construction architecturale. De cette façon le suprématisme s’établit en rapport avec la terre, mais en raison de ses constructions économiques, il change toute l’architecture des choses de la terre s’unissant, dans le sens large du terme, avec l’espace des masses monolithiques mobiles du système planétaire. Lors de ma recherche, j’ai découvert que dans le suprématisme se trouve l’idée d’une nouvelle machine, c’est-à-dire d’un nouveau moteur de l’organisme sans roue, sans vapeur, sans essence.
(À ce propos, il faut donner beaucoup d’arguments.)
L’une des bases du suprématisme est le naturel selon la nature physique comme expérience et pratique donnant la possibilité de mettre fin au monde livresque en le remplaçant par l’expérience, l’action, à travers lesquelles tous communieront à la création totale. Le rapport du suprématisme aux matériaux est aujourd’hui opposé à l’agitation croissante en faveur d’une culture du matériau — c’est un appel à l’esthétique. Le traitement des surfaces des matériaux apparaît comme la psychose des peintres contemporains . Au lieu de déduire une image à partir de la perfection utilitaire de la nécessité économique en abandonnant la transformation naturelle selon la nature physique et au lieu de toucher à son traitement aux endroits où apparaît la nécessité technique mais non esthétique, on a le souci de la beauté, des plumes de l’organisme.
Les trois carrés suprématistes sont l’établissement de visions et de constructions du monde bien précises. Le carré blanc, outre le mouvement purement économique de la forme de toute la nouvelle construction du monde blanche, apparaît encore comme l’impulsion vers les fondements de la construction du monde comme action pure considérée comme étant connaissance de soi dans la perfection purement utilitaire de « l’homme universel ». Dans la vie courante ces carrés ont reçu encore une signification : le carré noir comme signe de l’économie, le carré rouge comme signal de la révolution, et le carré blanc comme pur mouvement.
Le carré blanc que j’ai peint m’a donné la possibilité de l’analyser et d’écrire ma brochure sur l’« action pure . »
Le carré noir a défini l’économie que j’ai introduite comme 5 e dimension dans l’art.
La question économique est devenue le belvédère principal du haut duquel je considère toutes les créations du monde des choses (ce qui est mon travail principal) non plus par le pinceau mais par la plume. Il en est résulté, semble-t-il, que par le pinceau il n’est pas possible d’atteindre ce que l’on peut obtenir par la plume. Le pinceau est fouillis et ne peut pas atteindre les sinuosités du cerveau, la plume est plus aiguë.
Chose étrange : trois carrés montrent le chemin tandis que le carré blanc porte le monde blanc (la construction du monde) en affirmant le signe de la pureté de la vie créatrice humaine. Quel rôle important ont les couleurs comme signaux montrant la route !
À propos des couleurs et du blanc et du noir, naîtront encore une foule de commentaires qui seront couronnés par la voie du rouge dans la perfection blanche.
(En rappelant le blanc, je ne parle pas de la conception politique qui s’est établie à son propos aujourd’hui .)
Dans le mouvement purement coloré, trois carrés montrent encore la couleur qui s’éteint là où elle disparaît dans le blanc.
Il ne peut pas être question dans le suprématisme de peinture. La peinture a depuis longtemps fait son temps et le peintre lui-même est un préjugé du passé.
Les arguments touchant à ces questions ont été exprimés dans le petit livre que j’ai écrit : « Nous, comme perfection utilitaire. »
Dans ces trois pages que j’ai écrites, il n’est pas possible d’exprimer tout ce qui s’est fait, comment cela s’est fait, ce qui s’est fait et quels résultats ont donnés ces recherches. Ayant établi les plans déterminés du système suprématiste, l’évolution ultérieure du suprématisme, désormais architectural, je la confie aux jeunes architectes, dans le sens large du terme, car je vois l’époque d’un nouveau système d’architecture seulement en lui.
Moi-même, je me suis retiré dans le domaine nouveau pour moi de la pensée et dans la mesure de mes possibilités, je vais exposer ce que j’apercevrai dans l’espace infini du crâne humain.
Vive le système uni de l’architecture mondiale de la Terre.
Vive l’OU. NOV. IS qui crée et affirme le nouveau dans le monde.
KM. Vitebsk, 15 déc 1920.
Kazimir Malévitch (1878-1935), Le suprématisme, 34 dessins (1920)
. Malévitch attribue souvent la date de 1913 à son Carré noir, ainsi qu’à l’ensemble du suprématisme. En fait, le Carré noir fut sans doute peint en 1915, et aucune œuvre suprématiste ne fut exposée avant cette date.
. Malévitch réalise une série de dessins, projets d’« objets habités planant dans l’espace », les Planites (1923-1924).
. La comparaison de la toile suprématiste avec une fenêtre reprend, non sans provocation, la métaphore albertienne du tableau soumis à l’impératif de la mimésis, « fenêtre ouverte » par où l’on peut voir le sujet de la représentation.
. La notion de faktura, propre à l’aire culturelle russe, occupe une place importante dans les débats constructivistes. Une citation de Taraboukine peut aider à comprendre de quoi il s’agit : « Nous avons vu à propos de la couleur que le peintre contemporain se signale par la vénération toute spéciale qu’il porte au matériau, au point que même en travaillant avec des couleurs il nous donne à travers elles le sentiment de la matière en tant que telle, parallèlement à l’effet produit par les impressions colorées. Mais par la suite le problème du matériau cesse de se poser en tant que problème autonome et se confond avec, d’un côté, celui de la facture et, de l’autre, celui de la construction : le matériau que nous trouvons dans l’œuvre d’art se présente à nous sous sa forme traitée, et c’est ce traitement (du matériau) que nous appelons faktura », Nikolai Taraboukine, Pour une théorie de la peinture, Moscou, 1923, trad in Le Dernier Tableau, Paris, Champ libre, 1972.
. Malévitch fait sans doute allusion à une brochure lithographiée, Des nouveaux systèmes dans l’art, Vitebsk, 1919. Il y écrivait notamment : « L’énergie mondiale va vers l’économie et chacun de ses pas vers l’infini s’exprime dans une nouvelle culture économique des signes ; la révolution n’est rien d’autre que la déduction d’une nouvelle énergie économique que berce l’intuition mondiale. […] La révolution est toujours fondée sur la pulvérisation de toutes les déductions économiques antérieures. L’art évolue sans rupture car vit en lui la même énergie, avec le même but unique et infini » trad. in Écrits, t. 1, De Cézanne au suprématisme, op. cit.
. Cette précaution n’était sans doute pas inutile, en 1920 : lié à « l’action pure », le blanc malévitchéen n’a rien à voir avec le symbole des forces contre-révolutionnaires.
. Ce texte n’a jamais été publié (N. d T.)
. « OUtverjdiénié NOVogo v ISkousstvié » : Affirmation du Nouveau en Art. (N. d T.)
La crise de l’art contemporain
Esprit, Février 1992
« Fais n’importe quoi »
[p. 51-57]
Françoise Gaillard *
* Une partie de ces propos a fait l’objet d’une intervention dans Canal, édition Suisse-Rhône/Alpes, juin juillet 1989.
Pour son inauguration en 1977, le Musée national d’art moderne (Centre Georges Pompidou) avait choisi de rendre hommage à Marcel Duchamp. Dans cette rétrospective figurait en bonne et due place le fameux urinoir de porcelaine, signé, comme on sait du nom de « R. Mutt ». Le choix était hautement significatif : il consacrait Marcel Duchamp père d’une modernité qui se définissait par la déstabilisation de tous les référents habituels de l’art, c’est à dire des catégories traditionnelles qui permettaient l’identification de l’œuvre d’art. Du même coup ce choix entérinait cette définition de la modernité. Celle-ci se voyait confortée dans son double aspect de rupture d’avec la tradition et d’autofondation. Qu’importe qu’en 1917 le geste de Marcel Duchamp ait été de subversion ou de dérision, on a beaucoup, et sans doute trop, écrit sur ce sujet. Ce qui compte pour nous, c’est qu’en 1977 Marcel Duchamp, qui depuis les ready made était devenu la figure éponyme de l’ère de la désacralisation de l’art tout autant que des institutions artistiques, notamment muséales, était encore à l’honneur. Ça avait été, et c’était encore, sur un mode à peine plus mineur, une référence obligée pour les avant gardistes de tous poils ainsi que pour les historiens et théoriciens de l’art moderne. On le considérait à la date comme un précurseur dont tout le mouvement des avant gardes devait se réclamer.
Signe des temps, on le traite un peu partout aujourd’hui de fossoyeur de l’art. La chose, à première vue, a de quoi surprendre ! Marcel Duchamp était un début, le voici devenu une fin, et ce pour avoir, à en croire certains, entraîné l’art dans une spirale fatale. « Après Dada, nous dit par exemple Marcel Gauchet, il n’y a plus rien à déconstruire. Depuis 1920, nous oscillons dans la fébrilité circulaire de la déconstruction de la répétition et de la répétition de la déconstruction. » Autrement dit, l’art tourne en rond, ce qui, paradoxa-lement, signifie qu’» il ne tourne pas rond ». C’est le règne, nous disent d’autres qui tout d’un coup s’en émeuvent, du « n’importe quoi ».
À qui la faute ? À Marcel Duchamp bien sûr qui, en signant un urinoir et en le présentant dans un des hauts lieux de l’institution artistique, a ébranlé les assises traditionnelles de l’art, et en a détruit le sens et les valeurs. Par un curieux contresens qu’il n’est pas dans notre propos de redresser ici, cette ironique mise en crise de la notion d’art ainsi que de la notion d’œuvre a eu pour effet pervers d’introduire, dans la sphère artistique un laxisme dont les conséquences se sont, à en croire ceux qui stigmatisent le confusionnisme actuel, révélées ruineuses.
Marcel Duchamp ne semblait il pas affirmer que tout pouvait être tenu pour une œuvre d’art ? Comment s’étonner dès lors que, forts de cette autorisation, « colleurs de bouts de papier, noueurs de fi-celles, sculpteurs de morceaux de sucre, assembleurs de n’importe quoi, se disent, comme le souligne Marc Le Bot, artistes » ? Reste qu’il n’y a pas si longtemps encore il ne manquait pas de voix pour justifier, à grands renforts d’élaborations théoriques, de telles pratiques. La véritable question nous semble donc moins de savoir si l’art en est oui ou non arrivé à cette phase fatale de la confusion des valeurs, mais pourquoi ce qui faisait les beaux jours d’une critique dans le coup, se révèle aujourd’hui dans sa nudité, c’est à dire souvent hélas ! dans sa nullité intrinsèque. Lorsque le roi est nu n’arrive t il pas que l’on découvre pour s’en émouvoir, le caractère disgracieux de son anatomie ? Car si l’on se promène dans les galeries ou les musées, on s’aperçoit que ce ne sont pas tant les « productions artistiques » qui ont changé depuis dix ans, du moins dans leurs aspects formels – et ce même si on a pu parler à juste titre d’un « retour de la figuration » – que le regard, ou plutôt le jugement porté sur elles.
Il faut aller au delà de la déploration ou de l’indignation qui font assez bien recette et interroger la coïncidence entre les changements intervenus dans l’ordre des jugements des critiques et dans l’ordre des justifications des artistes.
Si les producteurs de n’importe quoi que stigmatise pour nous Marc Le Bot (et qui sont ceux que l’on continue souvent à exhiber un peu partout) ont pu se sentir, et d’une certaine manière se sentent toujours, autorisés à se dire « artistes », c’est que depuis le geste de Marcel Duchamp non seulement le « n’importe quoi » est entré dans l’art, donc dans les musées (« On peut fait avaler n’importe quoi aux gens », se plaisait à dire l’homme de l’urinoir), mais aussi que le « n’importe quoi » n’en est pas resté au stade de la simple possibilité et qu’il est devenu une obligation ; qu’il est devenu, comme le dit très justement Thierry de Duve dans son récent ouvrage, Au nom de l’art [1], l’impératif catégorique de la modernité. Désormais celui ci s’énonce en ces termes : « Fais n’importe quoi ». Ce qui doit donc nous surprendre, ce n’est pas tant cette évolution de l’art, prévisible depuis Dada, à laquelle on doit ce bric à brac d’objets en tous genres, et ce cirque de performances et d’interventions de toutes natures qu’on appelle depuis longtemps déjà de l’art, que la réaction violente de certains critiques. Ne voyaient ils pas, hier encore, dans ce « n’importe quoi », qui du coup n’en était plus un, un moment important de l’histoire de l’art, et n’en commentaient ils pas avec passion et autorité toutes les occurrences singulières ? N’était ce pas eux qui venaient nous affirmer, à propos de quelques sacs de ciment entassés ou renversés, et de quelques détritus et déchets industriels ou organiques enchâssés dans des résines transparentes, que c’était bien de l’art ?
Alors pourquoi ce soudain recul ? Pourquoi ce rappel à l’ordre ? Pourquoi agiter le bâton des valeurs ? Que s’est il donc passé pour que ce qui était vertu hier devienne aujourd’hui vice à dénoncer ? Pour que ce qui était évolution soit senti comme une dégradation ? Le livre de Thierry de Duve, dont ce n’est pourtant pas exactement le propos, nous permet peut être de répondre à ces questions, qui, au fond, n’en forment qu’une. C’est donc dans les marges de cet ouvrage, dont nous nous sommes permis de reprendre certains aspects de l’argumentation, non sans souvent les gauchir, que nous conduirons ce début de description de ce phénomène si complexe et si essentiel à la compréhension de notre époque, qui est le trouble à l’égard de la modernité.
Tout vient d’un formidable malentendu entretenu par le silence (narquois ? complice ? pervers ?) de Marcel Duchamp lui même. Ce mutisme a permis de penser que le « fais n’importe quoi », insupportable, et injustifiable, dans son absoluité, était en fait implicitement conditionnel : fais n’importe quoi… à condition que la finalité de ton geste soit l’art (justification par la transcendance artistique) ou la désaliénation sociale (justification par la transcendance idéologico politique). Et c’est en raison de ces conditions supposées, et à cause d’elles seules, que le « n’importe quoi » a été non seulement accepté, mais défendu, c’est à dire légitimé par des théories de l’art qui, du coup, invalidaient tout jugement de la chose artistique en termes de valeur ou de goût. L’art se séparait de l’esthétique puisque n’importe quel objet ou n’importe quelle réalisation pouvait, par la vertu du seul diktat d’un « artiste », entrer dans la catégorie des œuvres d’art. Cette séparation allait bien évidemment de pair avec un déplacement de la finalité de « l’œuvre d’art » laquelle n’était plus, depuis la naissance de la modernité, celle de la recherche du beau. Les deux alibis suprêmes du « n’importe quoi » nous éclairent sur cette transformation des fins de l’art. Ceux ci sont respectivement : la quête d’une essence de l’art qui se dérobe toujours et que l’on ne peut donc espérer trouver que dans le recul infini des limites (ce qui explique les expériences limites du monochrome à la galerie vide) et la contestation sociale (ce qui explique les provocations en tous genres : happenings, interventions, installations, etc.).
Autrement dit le « n’importe quoi » était doublement conditionnel. Thierry de Duve, que nous citons ici en substance, restitue à l’impératif catégorique de la modernité post duchampienne ses conditions restrictives : « Fais n’importe quoi à condition que cela fasse sens dans une histoire de l’art ou dans une histoire sociale, fais n’importe quoi à condition que ça expérimente ou que ça choque. » On pourrait, pour illustrer ces deux finalités, prendre les mêmes exemples, tant leur intrication est grande, même si la logique se doit de les distinguer. Depuis Hegel, l’essence de l’art n’est elle pas en effet à chercher du côté de sa négativité et de son rôle de ferment critique ? Expérimentation et subversion, bien loin d’entrer en conflit, se confortaient mutuellement.
Tout, donc, était acceptable car l’art moderne se donnait pour un vaste laboratoire expérimental de recherche et de testage, tout à la fois de l’être, et de la fonction de l’art. Le critique, lui, y trouvait son compte. Il avait à charge d’expliciter aux béotiens les implicites justifications esthétiques et idéologiques, par nature éminemment théorisables, de l’activité artistique, souvent déroutante, de chaque artiste. Il était partie prenante dans une aventure qu’il contrôlait de la production à la consommation, sans oublier le marché sur le cours duquel il influait.
Personne, sauf de grincheux conservateurs, ne parlait alors du « n’importe quoi », et pourtant on en voyait de drôles de choses ! Cela pour dire que le sentiment que l’on a affaire à du « n’importe quoi » ne vient, le plus souvent, qu’avec celui de ne plus être dans le coup. Cette impression d’exclusion, qui aide à voir que le roi est nu, ne peut en la matière s’expliquer que de deux façons. Soit les conditions implicites qui servaient de justification au « n’importe quoi » (l’alibi esthétique ou idéologique) sont elles mêmes en crise, autrement dit on ne sait plus par quel type de transcendance légitimer des œuvres ou des pratiques qui, privées de cette légitimation, ne sont plus ce qu’elles donnent à voir, et c’est souvent navrant ! Soit il n’y a plus de conditions implicites, c’est à dire que le « n’importe quoi » n’a aujourd’hui plus besoin d’alibis, c’est à dire que le cynisme et l’opportunisme n’ont plus besoin de se cacher derrière le masque d’une finalisation transcendante et donc sublimante.
Dans un cas, c’est le discours critique qui est en plein désarroi. Il a perdu ses marques, et il cherche désespérément à se raccrocher à la notion inconditionnelle, elle, de valeur. Dans l’autre, c’est le discours critique qui n’a plus de raison d’être. Comment, en effet, légitimer ce qui se passe de toute légitimation, pire, qui délégitime le discours légitimant ? Dans les deux cas, ces professionnels du jugement que sont les critiques, se sentant dépossédés, crient au scandale et à la défaite de la pensée artistique. Il leur apparaît tout à coup que les musées sont devenus de véritables champs d’épandage où « s’accumulent les débris et les déchets de notre civilisation consumériste », les galeries des bazars où s’exhibent pompeusement des objets consternants de nullité, les salons des foires à grand spectacle où le « n’importe quoi » s’échange sous le couvert de quelques valeurs sûres. Ils viennent nous dire : « Ça suffit ! » et dans un sursaut de romantisme tout empreint de nostalgie, ils se prennent à rêver de ce qui s’est, avec le « n’importe quoi », perdu : l’art. L’art comme pensée et comme expérience de « l’altérité énigmatique de tout réel » ; l’art comme ce qui peut rendre accessible, éveiller quelque peu à la communicabilité, l’altérité profondément inhumaine de la matière » (Georges Steiner [2]) ; l’art comme révélation du sens du sens ; l’art, pour reprendre une formule de Nietzsche comme opus metaphysicum.
Et comme il semble bien que la question de son être ou de son essence, autrement dit la question de son ontologie ne soit plus actuellement celle que se pose l’art, ou du moins ses praticiens à la mode, il reste à ses penseurs à courte vue qui savent surtout respirer l’air du temps à se faire moralistes et censeurs, pour lui redonner une déontologie. Non ! on ne peut pas faire n’importe quoi, essaient ils de faire entendre dans le tumulte des coups médiatiques du milieu et du marché de l’art qui étouffe leur voix. Certes, il n’est nullement dans notre propos de stigmatiser cette moralisation qui d’ailleurs participe d’un mouvement intellectuel plus large. Nous voulons seulement inviter les nouveaux moralistes à aller plus loin, et donc à s’interroger sur le fondement tout à la fois de la notion de valeur esthétique et sur le sens du recours à une telle notion, au lieu de s’installer confortablement dans l’évidence de la justesse de leur position.
En fait, le « n’importe quoi » n’est pas devenu subitement inconditionnel, comme pourrait le donner à penser la déroute des discours critiques, et leur repli sur le front de la morale. Les conditions implicites ont simplement changé de terrain, et en changeant de terrain sont devenues curieusement explicites. Thierry de Duve l’a entrevu : le nouvel impératif catégorique, celui qui est contemporain de l’âge postmoderne ou de « l’ère du vide » (les dénominations varient, la réalité visée est la même), est : « Fais n’importe quoi » à condition que ça marche. Que ça marche d’un double point de vue, économique et médiatique. Les deux étant d’ailleurs souvent liés. Mais, et c’est ce qui explique en grande partie leurs réactions moralisatrices, ces conditions là, il ne revient plus aux professionnels du jugement, ni d’une manière générale aux intellectuels, de les penser, encore moins de les contrôler. Elles leur échappent totalement car elles ne dépendent pas d’eux. Elles sont soumises au système d’échange communicationnel et économique, et trouvent en lui leur légitimité. Autrement dit, elles dépendent d’une transformation de l’espace social désormais assujetti au double impératif de la communication (il faut que ça communique, de préférence de façon interactive) et de la loi du marché (il faut que ça s’échange).
La dictature du marché sur l’art n’est pas nouvelle, ce qui l’est, en revanche, c’est peut être la manière dont elle s’exerce. Car la mutation à laquelle nous sommes sensibles n’a, en réalité, consisté qu’à faire passer au premier plan les conditions pragmatiques (les nécessités médiatiques et économiques) refoulées au temps de l’avant-gardisme heureux par les justifications nobles : sur le terrain esthétique, celles de l’expérimentation, sur le terrain idéologique, celles de la subversion. Mais cela change évidemment tout. Une telle mutation n’a pu s’accomplir que dans les années 1980 parce que ce sont celles de la mise en place et de l’acceptation tranquille de la société libérale consensuelle. Dans cet univers social qui se veut lisse, sans dehors ni dedans, surtout sans arrière plan, tout ce qui touche à l’art fait, selon le mot de Jean Baudrillard, partie intégrante de l’industrie de la conscience. Les intentions esthétiques ou idéologiques, c’est à dire les restrictions mentales à l’impératif du « fais n’importe quoi » qui maintenaient au plus fort des courants avant-gardistes l’idée de l’art dans une tradition humaniste de sublimation et romantique de contestation, et ce quelles que soient les œuvres (ou les non œuvres) réalisées, ont disparu faute de pouvoir encore faire sens. Quand nous disons qu’elles ont disparu, nous ne parlons, bien sûr, que de leur disparition sur les scènes médiatiques, n’ayant pas d’une part, le pouvoir de lire dans les consciences privées, de l’autre, le projet de nous en prendre ici à autre chose qu’aux symptômes les plus grossièrement évidents. Comment en effet revendiquer la quête d’une essence, celle de l’art, dans un monde devenu pragmatique ? Comment revendiquer une intention contestatrice dans un monde de consensus ? Il ne reste à l’artiste (postmoderne ?) qu’à jouer le jeu et à accepter le cynisme ou l’opportunisme qui sont les seules attitudes que notre société lui laisse et lui reconnaisse. Il ne reste au critique qu’à se lamenter sur la fin de l’art.
Il ne reste à l’artiste qu’à produire des objets en toute froideur, et à les lancer dans ces nouveaux lieux de consécration que sont les foires de l’art et les revues d’art mercantiles, celles que le système a su s’annexer, ou qui l’ont rejoint. Plus l’artiste sera « cool », c’est-à-dire moins il investira son œuvre de quelque perturbante, et donc indécente, finalité, plus celle ci aura des chances de prendre. Pour éviter jusqu’au risque de récupération esthétique, il vaut même mieux opter pour le kitsch et le mauvais goût – et Dieu sait si certains s’y emploient ! Car on ne sait jamais : il peut toujours s’élever une voix pour vanter les qualités plastiques de quelques ready made de la modernité, de l’urinoir, par exemple, objet si pur de ligne où la fonction et la forme se rencontrent si harmonieusement – objet donc si conforme à l’esthétique fonctionnaliste de la modernité radieuse. Mais les lapins en inox poli ou les animaux d’enfants en porcelaine polychrome de Jeff Koons ne courent aucun danger de ce genre. Ils sont difficilement récupérables. Koons est donc bien, à sa manière, l’artiste éponyme de ces années 1980. Son alibi, c’est le discours de la simulation. Dans le même temps, il ne reste au critique que d’en appeler à un art qui ne fasse pas de la transcendance esthétique ou idéologique un alibi, mais la cause formelle de l’œuvre, c’est à dire d’en appeler à un art pour lequel le « quoi » importe.
Pour l’heure donc, le divorce semble total, mais déjà à certains signes on peut voir une évolution des pratiques et des mentalités. Espérons qu’il ne s’agit pas simplement d’un phénomène réactif, mais bien d’un mouvement concerté et réfléchi, instruit par une relecture (le l’histoire de la modernité, et non issu de son rejet. La réaction, et ce qu’il y entre de ressentiment, n’est pas bonne conseillère, même si elle semble servir à la dynamique des écoles.
Et si le désarroi actuel était bien « la faute à Duchamp » ? Et si, en inventant le ready made, il avait ôté au « n’importe quoi » ses conditions légitimantes, et du même coup obligé notre regard, longtemps rebelle, à le voir pour ce qu’il était : n’importe quoi. « Ma fontaine pissotière partait de l’idée de jouer un exercice sur la question du goût : choisir l’objet qui ait le moins de chance d’être aimé. Une pissotière, il y a très peu de gens qui trouvent cela merveilleux. Car le danger, c’est la délectation. Mais on peut faire avaler n’importe quoi aux gens ; c’est ce qui est arrivé. »
Alors, il faudrait dire : « C’est grâce à Duchamp » ; c’est grâce à Duchamp, en effet, que la modernité pourra peut être sortir de certaines de ses impasses. Il y aura fallu du temps ! Il y aura fallu un changement des temps !
Françoise Gaillard
Note :
[1] Thierry de Duve, Au nom de l’art, éditions de Minuit, Paris, 1989.
[2] Georges Steiner, Réelles présences, « Les arts du sens », Gallimard, Paris, 1989.
Peinture, un mot qui fait tellement vieillot…
[p. 58-59]
Jean Rustin
Jean Rustin et James Bloedé sont deux peintres que sépare, dans le temps, une génération. Leurs démarches n’en ont pas moins quelque chose de similaire. Ce quelque chose n’est pas nouveau, mais va aujourd’hui à contresens des idées à la mode. Ils ne peignent pas pour illustrer des « idées ». Mais ils savent que leurs pensées naissent au bout de leurs pinceaux. Ils en témoignent ici en parlant de l’amour du métier. Dans la vie de l’esprit, l’art en effet a vocation, toujours, de nous rappeler que c’est dans un affrontement avec le corps d’une « langue » qu’on pense.
Marc Le Bol
Il est difficile de situer exactement le moment précis de la fracture qui a provoqué la naissance de ce courant qui aujourd’hui submerge le monde culturel tout entier. Est ce Oscar Wilde quand il écrit que ce n’est pas l’art qui imite le réel, mais le réel qui imite l’art ? ou Marcel Duchamp avec cette idée proprement géniale des ready made ? ou d’autres ? N’étant pas historien d’art, je ne saurais le dire.
Toujours est il que cette idée qu’il suffit de mettre le réel en situation – dans un musée par exemple – pour qu’il devienne de l’» Art » a eu le succès que l’on sait, succès qui n’a fait que croître et embellir jusqu’à aujourd’hui. Cette démarche – puisque par principe l’intervention sur l’objet est nulle ou presque – a pour conséquence de reporter toute l’attention de l’» artiste » sur le choix et la mise en scène de l’objet. Il n’y a plus aucun problème de création ou d’exécution. Ce qu’il faut, c’est avoir des idées, de bonnes idées, de drôles d’idées, des idées médiatiques.
Cette introduction, banale comme un ready made, n’est là que pour mettre en évidence avec le maximum de force à quel point les « créateurs » qui se sont engagés dans cette voie – dont je ne nie en aucune façon l’intérêt – n’ont absolument plus rien à voir avec ce que l’on a appelé – et que je continue avec quelques autres à appeler « peinture ». Peinture, un mot qui fait tellement vieillot, tellement minable, ringard, petit bourgeois et obsolète.
Et pourtant, c’est bien le contraire qui est vrai. On a pu croire un moment que la modernité s’était définitivement incarnée dans le minimalisme, l’art conceptuel, l’environnement, le pop art et que la bonne vieille peinture était à jeter dans les poubelles de l’histoire de l’art. Tout à fait comme le marxisme léninisme a pu faire croire pendant plus de soixante dix ans (les mêmes soixante dix ans !) que les lendemains qui chantent seraient toujours de son côté. Or on voit ce qu’il en est aujourd’hui et à quel point ce qui était révolutionnaire en 1917 est devenu en 1990 conservateur et dépourvu de vie. Il ne s’agit pas de pousser trop loin le parallèle, mais je crois que la géniale idée neuve de Marcel Duchamp en 1913 est elle aussi épuisée. Elle ne donne plus lieu qu’à des manifestations répétitives, parfaitement convenues, avec tous les caractères du pompiérisme et de l’ennui et cela, bien sûr, au milieu du consensus officiel et social des musées et des maisons de la Culture. Comme il se doit.
Et grâce à cette évolution des choses, la « peinture », la bonne vieille peinture – de la toile, des pinceaux, de la couleur – et du dessin – du papier et des crayons – peuvent aujourd’hui retrouver une force, une violence, une pertinence suffisantes pour faire scandale à leur tour au milieu de ces créations conceptuelles, aseptisées et formalistes.
J’en suis le témoin depuis des années avec mon propre travail ; et sans doute faut il remercier ces messieurs les artistes minimalistes et autres d’avoir, par le vide de leurs œuvres, donné une nouvelle jeunesse à la peinture qui revendique un sens clair et qui a su retrouver un langage vivant et riche que les académistes passés lui avaient fait perdre.
Jusqu’à la prochaine fois, bien sûr.
Jean Rustin
Quand l’abstraction naissait en lumière et en musique
LE MONDE | 12.11.03 | 14h27 • MIS À JOUR LE 12.11.03 | 15h35
Le Musée d’Orsay s’intéresse aux origines de la peinture non figurative entre 1800 et 1914.
"Aux origines de l’abstraction 1800-1914", Musée d’Orsay, quai Anatole-France, Paris-7e.
En 1905, Frantisek Kupka est un illustrateur et un caricaturiste, remarqué pour ses participations virulentes à L’Assiette au beurre et pour ses connivences anarchistes. En dehors de ces travaux, on ne connaît alors de lui que des œuvres ultrasymbolistes, dans lesquelles il évoque la naissance de la vie, du végétal à l’humain. Et, justement, quand il n’est pas dans son atelier, il est à la Sorbonne, où il écoute des leçons de physique et où il travaille parfois dans un laboratoire de biologie.
Les découvertes scientifiques le captivent : toutes les découvertes, en physique, en astronomie, en optique, en médecine ou en géologie. Aussi dessine-t-il volontiers pour des volumes de vulgarisation savante. Et il écrit les premiers brouillons de ce qui sera son traité, La Création dans les arts plastiques, ainsi que des lettres.
Dans l’une d’elles, d’avril 1905, se trouvent ces mots : "On n’a pas besoin de peindre des arbres alors qu’on en voit des mieux faits sur le chemin des galeries. Je peins, oui, mais seulement des conceptions ou, si tu veux, des synthèses, des accords et ainsi de suite."
"Peindre des conceptions (…), des accords" : il n’y a pas définition plus brève de l’abstraction telle qu’elle apparaît et se développe en Europe avant 1914. Ce pourrait être le sous-titre de l’exposition "Aux origines de l’abstraction", que son auteur, l’historien d’art Pascal Rousseau, a construite selon ces deux idées : les "conceptions" et les "synthèses" d’une part, donc les rapports entre histoire des sciences et histoire de l’art ; les "accords" de l’autre, donc les relations entre peinture et musique. Le parcours se divise donc en deux moitiés d’importance égale.
La première, "L’œil solaire", montre comment les recherches sur la lumière et ses caractéristiques, les couleurs et leur décomposition, ont conduit les esprits les plus aventureux – et les plus logiques – à admettre qu’une peinture pouvait être une analyse chromatique pure, indépendamment de tout motif figuré.
Cette histoire s’étend de Goethe, dont le Traité des couleurs paraît en 1810, jusqu’à Kupka et ses contemporains, le couple Delaunay et les futuristes italiens. Cet itinéraire, ainsi qu’on peut s’y attendre, passe par le romantisme allemand – Friedrich, Runge –, par Turner – auteur d’expériences à l’aquarelle sur le reflet et la réfraction observés grâce à des sphères de verre remplies d’eau colorée –, par l’impressionnisme – le Monet des vues de la cathédrale de Rouen et des panoramas de la Tamise noyée de brume – et par l’expressionnisme – Munch, Nolde, Hablik, auxquels auraient pu s’ajouter Heckel et Pechstein.
LE DISQUE DE NEWTON
Chacun d’eux est représenté par des ensembles aussi précisément choisis que possible. À proximité, dans des vitrines, se trouvent les découpages de couleurs fixés sur une roue et les prismes de verre qui ont servi à Goethe pour ses travaux, et les machines bricolées qui ont permis de définir le cercle chromatique et le principe des complémentaires. Du disque de Newton et de l’ophtalmotrope de Donders aux traités de Chevreul et de Rood, rien ne manque. Le va-et-vient du regard entre les objets de laboratoire et les œuvres est efficace.
Cette histoire finit en apothéose de l’abstraction scientifique. En 1912, l’Italien Balla décompose les divers types de lumière, des arcs électriques aux éclipses, et semble peindre l’œil vissé tantôt à un microscope, tantôt à un télescope. En 1913, Severini (tout aussi méconnu en France que son compatriote) analyse la variation des tons selon la dynamique de formes géométriques se déplaçant vite dans un espace saturé de lumière. La Synchromie cosmique de Morgan Russell, les Formes circulaires et les Constrastes simultanés de Delaunay appliquent assez méthodiquement les leçons de Chevreul et de Rood. Au même moment, Larionov invente le "rayonnisme", peinture de la circulation chromatique. Quant à Kupka, avouant clairement sa dette, il nomme une toile de 1912 Disques de Newton.
La fin de "L’œil solaire" est une réussite exemplaire, secouée par des explosions colorées concentriques, traversée par des expansions de nuances qui filent dans le vide. Elle l’est même tant que l’on en vient à regretter que l’exposition entière ne soit pas consacrée aux relations entre sciences et art abstrait – de la physique à la biologie et à la géologie, et, par conséquent, de l’abstraction géométrique à l’abstraction biomorphique qui se développe dans l’entre-deux-guerres.
La seconde partie du parcours, "L’œil musical", quoique aussi riche en œuvres admirables, convainc moins. L’hypothèse de départ est pourtant juste : quand des artistes se laissent obséder par le progrès des connaissances, d’autres – parfois les mêmes – cherchent du côté d’une peinture de l’effusion chromatique pure selon le modèle de l’effusion sonore de la musique. Et, donc, du côté des "correspondances" entre les arts, bien avant que Baudelaire emploie le mot. Les romantiques allemands sont, là encore, les initiateurs, et Friedrich, en 1830, se demande comment allier dessin et harmonica de verre dans un dispositif de diorama sonore. Et, là encore, la seconde moitié du XIX e siècle voit cette idée s’amplifier et préoccuper autant en France qu’en Allemagne ou en Europe du Nord. Wagner et Schönberg n’y sont pas pour rien.
VOISINAGES MALHEUREUX
La justesse de la démonstration, qui conduit à Kandinsky, ne peut donc se contester. Mais une démonstration juste ne fait pas à tout coup un accrochage heureux. Assez vite, celui de "L’œil musical" se brouille. Mondrian, Signac et Ciurlionis dans la même salle : ce rapprochement n’a guère de sens. Il rend seulement manifeste l’autorité définitive de Mondrian – ce n’est pas plus une révélation que la mollesse des Signac. Mais il empêche de bien voir Ciurlionis, très étrange compositeur et peintre lituanien symboliste. Le souci de l’exhaustivité s’imposant, les Kandinsky – évidemment somptueux – endurent la proximité d’artistes secondaires, Charchoune ou Survage, qui donnent l’impression pénible d’appliquer des programmes.
Il aurait mieux valu leur consacrer moins de place et se concentrer sur le dialogue royal de Kandinsky et de Kupka, qui, tous deux, intitulent leurs œuvres Fugue. Mais, à la différence de leurs contemporains plus besogneux, ils ne s’enferment pas dans les règles d’une transcription systématique : ils improvisent avec la couleur, ils la font respirer et vibrer. Ils composent comme des musiciens, et non d’après des musiciens. La différence est considérable : c’est affaire de spécificité des matériaux et de subjectivité du peintre.
Celle-ci triomphe dans la dernière salle, placée sous le signe de la danse et des arabesques de voiles de Loïe Fuller. Sonia Delaunay, Boccioni, Léger et Bomberg s’y mesurent à trois Picabia, Danses à la source, Udnie et Catch as Catch Can. Ici, le plaisir de l’invention, l’amour du risque, l’appel de l’inconnu sont à leur plus haut. Et l’abstraction apparaît alors pour ce qu’elle est essentiellement au début du siècle, au-delà des légitimations scientifiques et esthétiques : une nouvelle liberté de création.
Philippe Dagen
Point de vue
Les limites d’un principe, par Ruwen Ogien
LE MONDE | 24.11.06 | 13h08 • Mis à jour le 24.11.06 | 13h08
L’accusation de pornographie lancée contre l’ancien directeur du Musée de Bordeaux étend dangereusement la catégorie de "crime sans victime"
L’actuel directeur de l’École nationale des beaux-arts de Paris, Henry-Claude Cousseau, vient d’être mis en examen sous les chefs de diffusion de message violent, pornographique ou contraire à la dignité, accessible à un mineur et diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique, pour avoir organisé, en tant que directeur du Musée d’art contemporain de Bordeaux, l’exposition "Présumés innocents : l’art contemporain et l’enfance", en 2000 (Le Monde du jeudi 23 novembre).
En réalité, cette mise en examen au nom de la protection de la jeunesse réhabilite une catégorie de crime dont on espérait s’être débarrassé : le crime sans victime. Pourquoi ?
Étant donné que ni le responsable de l’exposition ni les commissaires n’avaient l’intention de causer de torts directs à qui que ce soit (surtout pas à des enfants), étant donné aussi que la réalité d’un préjudice direct psychologique ou autre causé à des personnes particulières n’est nullement avérée, la seule chose qu’on peut leur reprocher, c’est d’avoir porté indirectement atteinte non pas à des êtres de chair et d’os mais à une image abstraite. L’image d’une "enfance innocente".
C’est donc bien d’un crime sans victime que devront répondre l’ancien directeur du Musée d’art contemporain de Bordeaux ayant organisé l’exposition "Présumés innocents", et peut-être aussi les deux commissaires, Marie-Laure Bernadac et Stéphanie Moisdon-Tremblay, et vingt-cinq des artistes qui ont exposé.
Cette triste histoire d’incrimination à retardement, six ans après les "faits", témoigne d’une inquiétante dérive de l’un des principes de base du droit et de l’éthique des sociétés démocratiques : le principe de non-nuisance. Selon ce principe, seule la nécessité d’empêcher qu’un tort concret soit causé à des personnes concrètes peut justifier les interventions répressives de l’État par la menace ou la force.
Ce principe nous demande, en conséquence, de renoncer à sanctionner les crimes sans victime, c’est-à-dire, entre autres, les offenses à des entités abstraites, métaphysiques ou symboliques, comme : le "drapeau de la nation", "Dieu", la "patrie", les "signes de la religion" sous les qualifications de "sacrilège", "hérésie", "blasphème", "subversion". Ce principe est tellement important qu’il sert même à couvrir toutes sortes de décisions douteuses qui le contredisent.
Ainsi, la raison officielle pour laquelle la publicité des vêtements Girbaud, représentant une adaptation de La Cène de Léonard de Vinci fut interdite d’affichage, c’est qu’elle était supposée porter "gravement injure aux sentiments religieux et à la foi des catholiques" et non qu’elle était "blasphématoire".
Dans les affaires Rose-Bonbon et Il entrerait dans la légende, du nom de livres menacés de censure il y a un peu plus de trois ans, l’interdiction a été demandée par des associations familiales, non parce que ces œuvres étaient "subversives" ou "scandaleuses", mais parce qu’elles mettaient soi-disant les mineurs en danger indirectement.
Dans l’affaire Kiki Lamers, cette peintre néerlandaise condamnée en février 2005 en France à huit mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende pour avoir pris des photos de ses enfants nus, afin de s’en servir pour ses œuvres peintes, c’est encore la protection des enfants qui a servi de justification à la décision.
Bien sûr, dans tous ces cas, le principe de non-nuisance fut exploité de façon abusive. Faute de pouvoir faire condamner le "scandaleux", l’"obscène", le "sacrilège", le "subversif", ou le "blasphématoire", les plaignants ont essayé de montrer, presque toujours sans succès, que des personnes particulières ou des groupes de personnes clairement identifiés (femmes, enfants, catholiques, etc.) avaient subi des dommages graves et évidents.
C’est ce qui se passe aussi dans la mise en examen de l’ancien directeur du Musée de Bordeaux. C’est encore le principe de non-nuisance qui est invoqué. Il y aurait eu atteinte non pas à des choses abstraites ou symboliques, mais à des individus, fussent-ils potentiels : les enfants représentés et ceux qui étaient susceptibles de visiter l’exposition.
Mais personne ne peut penser que les promoteurs de l’exposition aient eu l’intention de nuire à qui ce soit ou que des dommages évidents aient été réellement subis par qui que ce soit, enfants ou pas, du fait de cette exposition. Il semble bien que, comme dans les cas évoqués précédemment, le principe de non-nuisance soit exploité abusivement par les associations dites de "protection de l’enfance", qui veulent imposer, pour des raisons qui ont probablement peu à voir avec leur rhétorique compassionnelle, un nouveau crime sans victime : l’atteinte à l’image de l’enfance innocente.
Il serait dangereux que les juges les suivent, car ils devraient être les garants de nos meilleurs principes, et veiller à ce qu’ils ne soient pas détournés ainsi de leur vocation initiale, qui est d’éviter de sanctionner les crimes qui n’en sont pas.
Ruwen Ogien, philosophe, est directeur de recherche au CNRS.
Cf. articles sur Oleg Koulik et la censure (oct 08)
Analyse
L’art entre provocation et cynisme, par Philippe Dagen
LE MONDE | 31.10.08 | 12h33 • Mis à jour le 31.10.08 | 12h33
Une série de onze aquarelles d’Adolf Hitler retouchées par les frères Jake et Dinos Chapman, deux artistes britanniques sulfureux et fort cotés, s’est vendue 815 000 euros à la FIAC, au Grand Palais, dans les deux heures qui ont suivi l’ouverture du salon marchand, le jeudi 23 octobre. Ces aquarelles, exécutées durant la première guerre mondiale, sont des paysages de bataille, peints à la manière des illustrations des journaux d’alors. Elles n’ont, du point de vue de l’art, aucun intérêt. Les rajouts des frères Chapman se composent d’arcs-en-ciel, de nuages comme couchant de soleil ou de taches colorées. Ils n’ont pas davantage d’intérêt visuel.
L’intérêt est ailleurs : il tient à la signature de Hitler et à l’intervention des deux frères sur des pièces autographes et originales. Ces interventions produisent-elles du sens ? Relèvent-elles d’une pensée qui chercherait à s’exprimer ? Pas plus. Les frères Chapman n’ont rien à dire sur Hitler, si ce n’est qu’il est un excellent support pour une provocation dont on parlera et dont la valeur financière croîtra.
Les Chapman en sont des spécialistes. Leur notoriété s’est établie dans les années 1990 quand ils ont exposé des mannequins de jeunes filles et garçons sur les visages et les corps desquels étaient implantés en grand nombre des sexes féminins et masculins. La provocation, déjà, était automatique, aggravée par la jeunesse des figures. Quand ce procédé a été épuisé à force d’avoir servi, ils sont passés aux maquettes de charniers et de camps d’extermination, puis aux aquarelles de Hitler.
Le nazisme a succédé à l’obscénité comme argument d’un scandale aussi assuré que lucratif. La forme matérielle n’est que le support et le signe de cette opération. Il importe qu’elle soit d’une extrême facilité de vision. Des allusions, des nuances affaibliraient la brutalité du choc. Des nouveautés formelles seraient plus fâcheuses encore.
Les frères Chapman ont été promus par Charles Saatchi, publicitaire londonien à succès devenu collectionneur et personnage très influent du marché de l’art. Son haut fait principal est l’exposition "Sensation", en 1997 à la Royal Academy de Londres, dans laquelle il présentait quarante-deux artistes, dont les frères Chapman, qu’il mit à la mode sous le terme "Young British Artists".
Le même Saatchi a "lancé" Damien Hirst, autre praticien du "faites simple, vous vendrez cher" et star incontestée du marché de l’art. Son Veau d’or est un vrai veau de 18 mois, dont les cornes et les sabots ont été vraiment dorés et dont l’encolure porte un disque d’or à 18 carats. On ne peut pas faire plus élémentaire. Prix de vente chez Sotheby’s : 18 millions d’euros.
Autre sujet direct et universel, la mort. Hirst est donc l’auteur de For the Love of God, crâne humain où sont enchâssés 8 600 diamants, au total 1 106,18 carats. Ce n’est qu’une énième variation sur le thème de la vanité, l’un des symboles les plus communs de l’histoire de l’art, toutes cultures confondues. Prix de vente de cette banalité luxueuse : 100 millions de dollars (76,10 millions d’euros).
Dans le même registre, Hirst propose aussi la vache ou le mouton découpés en tranche et plongés dans le formol. Dégoût garanti. Quant aux peintures, elles agrandissent des clichés de cellules malades. Titres : Cancer de la peau, Cancer des glandes salivaires. Au cas où ce ne serait pas assez clair, Hirst rajoute des lames de rasoir et des éclats de verre. Pour que l’objet produise son effet, il faut donc qu’il soit très simple de compréhension et supposé très violent, rien de plus. Une partie de l’art actuel en est là – celle dont on parle le plus parce qu’elle se vend le plus cher. Et c’est là ce qui gêne : non les montants dépensés par des investisseurs qui en ont les moyens, mais la médiocrité et le simplisme de ce qu’ ils paient si cher.
ARGUMENT PUBLICITAIRE
Que l’art soit coûteux, c’est une longue tradition en Europe : mais l’art digne de ce nom, celui qui donne à sentir et à penser, Rembrandt ou Picasso, Titien ou Bacon. Or ces objets qui, depuis quelque temps, sont portés aux sommets de l’argent se caractérisent par la pauvreté d’idées, la littéralité des formes et l’absence de toute invention. Surtout ne pas transposer, surtout produire au premier degré, telles sont les règles. Elles empruntent aux principes d’Audimat que cultivent, avec le plus parfait mépris du consommateur, les industries de la télévision et de la publicité et leurs tacticiens. Le message est asséné, l’image s’impose par son évidence et les sujets évoqués sont primaires – le sexe, la mort – ou abjects – le nazisme. Les objets proposés sont des illustrations censées avoir un impact émotionnel intense. Et une valeur financière proportionnelle à cette accessibilité et à cet impact.
Jadis, Manet, Cézanne ou Matisse faisaient scandale malgré eux : non par désir de déplaire mais parce qu’ils ne pouvaient peindre autrement qu’ils le faisaient, sauf à se trahir. Duchamp, les dadaïstes et les surréalistes faisaient scandale délibérément : c’était l’une de leurs manières de protester contre toutes les institutions, contre l’ordre social et les traditions. Hirst, les frères Chapman et quelques autres – Tracey Emin, Maurizio Cattelan – font de la provocation leur procédé unique, du scandale un pur argument publicitaire. Bien loin de le contester, ils tirent le parti le plus avantageux du capitalisme. Non seulement ils n’ont aucune critique à formuler contre lui, mais ils flattent quelques-uns de ses milliardaires en les faisant passer pour des protecteurs des arts. Ils jouent du système de médiatisation et le plus que l’on puisse leur reconnaître est une intelligence cynique de la situation.
Non plus dans le genre de la provoc morbide, mais dans le style tendre et lénifiant, il faut en dire autant de Jeff Koons quand il agrandit des jouets et des bouées, suspend des cœurs mordorés à des rubans écarlates et fait preuve, dans les appartements du château de Versailles, de ses talents de décorateur. Une telle conception de l’activité artistique n’est pas neuve. Dans le dernier tiers du XIX e siècle, elle fit la fortune des plus pompiers des peintres. À l’instar de leurs successeurs actuels, ils fabriquaient des images et des statues qui frappaient par leurs dimensions considérables, leur perfection technique, leur absence absolue de nouveauté, leurs sujets connus de tous et leur cherté extravagante. On sait ce qu’il reste de ces fournisseurs des grands de ce temps-là, Gérôme, Meissonnier et leurs émules : à peine plus que les noms.
Ce jugement de l’histoire est rassurant, sans doute. Mais pour tous ceux qui se refusent à considérer l’art comme une branche spécialisée du luxe et du divertissement, c’est une faible consolation.
Courriel : dagen@lemonde.fr.
Philippe Dagen (Service Culture)
Critique
Art contemporain, années Zero
LE MONDE | 24.11.06 | 15h37 • Mis à jour le 24.11.06 | 15h37
SAINT-ETIENNE ENVOYÉ SPÉCIAL
Pour nommer une exposition "Zero", il faut aimer la provocation. Lorand Hegyi, directeur du Musée d’art moderne de Saint-Etienne, l’a osé, avec un résultat exemplaire – clair, complet et parfaitement éclairant. L’exposition se fonde sur trois principes : unité de temps, d’action, et diversité de lieux. Entre 1955 et 1965, en divers points de la planète, des artistes ont voulu recréer l’art à partir de rien et renouer ainsi avec la nature malgré le progrès, malgré les machines, malgré l’histoire de l’art et, plus encore, malgré l’histoire tout court, celle de la seconde guerre mondiale toute proche.
À Osaka, en 1952, le peintre Akira Kanayama fonde Zero-kai (groupe Zero), qui réunit une vingtaine d’artistes. En 1954, certains d’entre eux créent un deuxième groupe, Gutai, dans lequel Zero-kai se fond. Très vite, les actions de leur revue, Gutai, les expositions en plein air provoquent la stupeur du plus grand nombre et l’exaltation de ceux que provocations et violence ne rebutent pas. Dès 1955, les travaux de Kazuo Shiraga, luttant nu contre des masses de boue, peignant avec ses pieds et son corps, deviennent les emblèmes de Gutai et atteignent l’Europe.
À Düsseldorf, en 1958, quelques artistes qui ont déjà l’habitude d’organiser ensemble des expositions d’un soir publient le premier numéro de leur revue : elle se nomme Zero. Günther Uecker, Otto Piene et Heinz Mack sont les protagonistes. Du chiffre 0, ils font leur signe distinctif, qu’ils appliquent sur les robes de leurs amies et sur les couvertures de leurs catalogues.
À Amsterdam, en 1961, quatre artistes fondent le groupe Nul. Ils exigent l’impersonnalité, le refus du sens et de tout point de vue subjectif. Ils composent des reliefs exclusivement blancs ou noirs avec des matériaux récupérés, du carton et du latex. Au même moment, à Paris, Yves Klein pousse à leur paroxysme le monochrome et la dématérialisation de l’œuvre.
À Milan, Piero Manzoni s’avance dans la même direction, si ce n’est qu’au bleu de Klein il préfère toutes les nuances du blanc et introduit, dans ses performances, plus d’ironie et de dérision que Klein.
ROMPRE AVEC LA CULTURE
Tout cela se passe donc en à peine plus d’une décennie au Japon, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie et en France. Et tout cela se place sous le signe du zéro, à la fois rien et commencement, ce que Piene affirme en ces termes proches du religieux : "Zero est la zone incommensurable dans laquelle une situation ancienne se transforme en une situation nouvelle et inconnue." D’un pays à l’autre, les différences plastiques sont faibles. Parce qu’on savait à Düsseldorf et à Paris ce qu’était Gutai, parce que rencontres et amitiés confortaient les connivences : cela se voit dans la chronologie très dense des voyages, des manifestations collectives et des publications. Mais l’explication d’une telle unité est plus profonde. Il s’agissait, pour des artistes qui, enfants pendant la guerre, l’avaient subie sans la faire, de rompre avec tout ce qui s’était compromis dans cet effroyable désastre : les idéologies et les passions humaines, les techniques, les images et ce qu’on appelle culture. Les expériences "zero" font souvent songer aux écrits contemporains d’Adorno.
L’une des pièces majeures de Uecker est une télévision dans laquelle il enfonce des clous. Tinguely fabrique des mécaniques brinquebalantes qui dessinent ou font un bruit grinçant. Ceux qui utilisent l’électricité imaginent des dispositifs ludiques qui la diffractent, la brisent, adoucissent son éclat et perturbent la vision. Ceux qui emploient les métaux les plient en nœuds et guirlandes. Ceux qui peignent fuient toute représentation et cultivent la contemplation du blanc le plus pur, du bleu le plus intense, du jaune le plus solaire.
Tous veulent en revenir au plus simple, aux quatre éléments, l’air, l’eau, le feu, la terre. Klein n’est pas le seul à rêver d’architectures d’air et d’envols célestes. Ni le seul à se servir de la flamme : Piene dessine à la bougie et à la fumée. Peeters parvient à réaliser un plafond d’eau pure. Pendant ce temps, Shiraga affronte l’argile.
"L’art doit déployer sa créativité à partir du point zéro absolument vide", affirme le manifeste de Zero-kai. Propos utopique : la réalité a vite rappelé sa pesanteur. Après la mort de Klein en 1962 et celle de Manzoni l’année suivante, l’unité internationale se défait, les artistes tendent à s’enfermer dans leur manière, au risque de se répéter. Simultanément, le pop art triomphe : la société de consommation impose ses images, ses objets. Le rêve de pureté disparaît, enseveli sous l’avalanche des choses.
"Zero, avant-garde internationale des années 1950-1960." Musée d’art moderne, La Terrasse, Saint-Etienne (Loire). Tél. : 04-77-79-52-52. Du mercredi au lundi de 10 heures à 18 heures. 4,50 €. Jusqu’au 15 janvier.
Philippe Dagen
L’anomie dans l’art contemporain
Nathalie Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques.
Prologue : La modernité
Chapitre premier : Transgressions, réactions, intégrations
[…] Cette progressive normalisation de la notion d’avant-garde et de l’impératif de singularité (ou encore cette « institutionnalisation de l’anomie », c’est-à-dire de l’absence de règles) marquera le triomphe de l’originalité, au double sens de ce qui est nouveau et de ce qui appartient en propre à une personne : originalité qui va de pair avec la transgression des canons, l’acceptation voire la valorisation de l’anormalité, de sorte que c’est le hors-norme qui tend à devenir la norme. Déplacement de la normalité à l’anormalité, de la conformité à la rareté, de la règle à l’originalité, du succès à l’incompréhension, et de la réussite présente à la gloire posthume : ainsi se présente le nouveau paradigme de l’artiste qu’incarnera la figure popularisée de Van Gogh. […]
Chapitre II : Une partie de main chaude
Main chaude : jeu de superposition des mains où celle du dessous vient se placer par-dessus.
[…] Un jeu à trois
Transgression, réaction, intégration : quoique logiquement incompatibles, ces trois moments du jeu sont indissociables, tant il est vrai qu’il n’est guère d’œuvres sans regards, de regards sans commentaires, ni de commentaires sans effets en retour sur la production des œuvres. S’ils sont présentés ici dans cet ordre, c’est en raison, certes, d’une succession logique (il faut bien qu’il y ait transgressions pour qu’il y ait réactions, lesquelles ont toutes chances de précéder les processus d’intégration), mais qui dans la réalité se présente souvent de façon moins articulée, lorsqu’elle n’est pas brouillée, superposée, voire inversée. Les propositions des artistes ne sont nullement indépendantes des probabilités de leur réception, leur assimilation par les spécialistes est largement fonction de l’anticipation des rejets du public, lequel proteste souvent plus contre le laxisme des institutions que contre les provocations des artistes. C’est le principe du « triple jeu » : on ne peut penser une main sans penser les deux autres, les artistes sans publics et sans spécialistes, les transgressions sans frontières à bousculer, à réaffirmer et à déplacer. Le concept d’interdépendance cher à Norbert Elias est ici, plus que jamais, indispensable au sociologue .
Artistes, publics, spécialistes, ou encore créateurs, spectateurs, commentateurs : c’est à des catégories d’acteurs qu’on peut rapporter les trois moments du jeu. […]
[…] Car ce processus réglé de jeu avec les critères définissant l’œuvre d’art n’a pas grand-chose à voir avec une situation d’« anomie », c’est-à-dire d’affranchissement à l’égard des règles, de brouillage des repères, de déréliction des critères et, notamment, du critère d’excellence. Ce sont, simplement, des règles spécifiques qui gouvernent ce jeu, et qui ne sont pas perçues lorsqu’on est hors du jeu. La transgression des frontières ne se confond pas avec l’absence de norme : rien n’est plus normé, plus contraint que le travail de l’artiste qui cherche à franchir les limites sans être pour autant exclu, à modifier les règles du jeu sans être déclaré hors jeu. Croire que les artistes, depuis qu’ont été acceptés dans un musée des beaux-arts un urinoir ou une toile peinte en blanc, sont libres de faire ce qu’ils veulent, c’est ne pas voir qu’ils ont toujours été libres de faire ce qu’ils voulaient, au risque de l’échec ! N’importe qui est libre de ne pas jouer le jeu dans les règles, s’il prend le risque d’en être exclu : le risque, en l’occurrence, d’être renvoyé à la marge du monde de l’art, comme le sont tant de prétendants au statut d’artiste qui n’ont réussi ni à bien jouer dans les règles, ni à les déplacer à leur profit. Mais ceux-là sont par définition condamnés à l’invisibilité. Ne restent en pleine lumière que ceux qui se sont astreints, avec succès, à cette double contrainte, à cette rigoureuse discipline qu’est, d’une part, la maîtrise des règles du jeu artistique et, d’autre part, la maîtrise de leurs possibles modifications. […]
Nathalie Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques. Éditions de Minuit, 1998
Allan Janik : Philosopher en pratique
[…] On pourrait dire en paraphrasant Wittgenstein que la réflexion entre dans notre histoire naturelle par un tout autre point que la science. Au départ de la réflexion, il y a une surprise, agréable parfois, le plus souvent désagréable. C’est le côté inattendu de la chose qui est en l’occurrence déterminant. Les outils que nous avons l’habitude d’utiliser deviennent brusquement introuvables, la quantité d’argent avec laquelle nous avons depuis longtemps l’habitude de vivre perd de sa valeur à cause de l’inflation galopante. Nos vieilles routines éprouvées ne marchent plus, le sens des choses est remis en cause, nous doutons de notre identité. Bref, nous ne savons plus "instinctivement" ce qu’il convient de faire. Là où régnait l’ordre il n’y a plus qu’anomie. Et l’impossibilité de comprendre la situation extérieure nous empêche de nous comprendre nous-mêmes. Au pire, cette incapacité à agir mène à la démence, voire au suicide ; car dès lors que nous ne sommes plus capables de réflexion, il y a tout lieu de craindre que notre folie devienne autodestructrice. […]
Allan Janik : Philosopher en pratique (traduit de l’anglais par Oristelle Bonis)
Divers
Citations de Nathalie Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, sociologie des arts plastiques, Éd. De Minuit, 1998 :
Il faut incarner le refus de l’incarnation. Robert Klein
Tout ce qu’un artiste crache, c’est de l’art. Kurt Schwitters
**
A thing of beauty is a joy forever :
It’s loveliness increases ; it will never
Pass into nothingness ; but still will keep
A bower quiet for us, and a sleep
Full of sweet dreams, and health, and quiet breathing.
Therefore, on every morrow, are we wreathing
A flowery band to bind us to the earth,
Spite of despondence, of the inhuman dearth
Of noble natures, of the gloomy days,
Of all the unhealthy and o’er-darkened ways
Made for our searching : yes in spite of all,
Some shape of beauty moves away the pall
From our dark spirits. Such the sun, the moon,
Trees old and young, sprouting a shady boon
For simple sheep ; and such are daffodils
With the green world they live in ; and clear rills
That for themselves a cooling covert make
‘Gainst the hot season ; the mid-forest brake,
Rich with a springling of fair musk-rose blooms :
And such too is the grandeur of the dooms
We have imagined for the mighty dead ;
All lovely tales that we have heard or read :
An endless fountain of immortal drink,
Pouring unto us from the heaven’s brink.
John Keats, Endymion, Livre I.
[…] Les beaux-arts ont été envoyés dans notre monde pour renverser les nations et finalement la vie elle-même, en semant partout des désirs illimités, comme des torches que l’on jetterait dans une ville en flammes.
William Butler Yeats, La rose secrète, Corti 1995
Francastel : l’œuvre définit l’espace
L’espace de Mondrian s’ouvre en réalité sur plusieurs espaces imaginaires, distincts de la surface figurative qui porte les signes, géométrisés. Placez un Mondrian sur un mur et il apparaît aussitôt […] que la toile organise d’une manière active tout l’espace alentour. Les formes linéaires, mais non symétriques, entraînent le spectateur à géométriser dynamiquement l’espace. Il y a une sorte d’expansion de la valeur active des lignes et des surfaces. La voie ouverte par Mondrian a été féconde parce qu’elle a révélé aux artistes le rôle actif de leurs œuvres comme étalon de l’imaginaire. Étroitement liée au développement de l’architecture contemporaine, à laquelle elle doit énormément au départ, l’œuvre de Mondrian détermine l’instant où la géométrie change pour ainsi dire de sens, sans changer en même temps de forme. Sans transformation matérielle des signes utilisés, la géométrie plane se fait génératrice d’images spatiales dynamisées. Une nouvelle dialectique du réel et de l’imaginaire se développe à partir de ces compositions rigoureuses, sèches, mais chargées de vie.
Les dernières compositions de Mondrian, « Boogie-Woogie », souligneront les relations de ce style avec les nouveaux rythmes musicaux. C’est un renversement complet qui, de signes géométriques conçus pour découper l’espace en formes stables, tire des signes, également géométriques, mais conçus pour susciter une appréhension rythmique d’un espace dont les qualités fondamentales ont changé : vibrant de forces et non plus rempli de solides immobilisés.
Pierre Francastel, La pensée figurative, Paris, Flammarion, p. 195.
Freud : l’artiste et la psychanalyse
L’artiste, comme le névropathe, s’était retiré loin de la réalité insatisfaisante dans ce monde imaginaire, mais à l’inverse du névropathe il s’entendait à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité. Ses créations, les œuvres d’art, étaient les satisfactions imaginaires de désirs inconscients, tout comme les rêves, avec lesquels elles avaient d’ailleurs en commun le caractère d’être un compromis, car elles aussi devaient éviter le conflit à découvert avec les puissances de refoulement. Mais à l’inverse des productions asociales narcissiques du rêve, elles pouvaient compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes inconscientes aspirations du désir. De plus elles se servaient, comme « prime de séduction », du plaisir attaché à la perception de la beauté de la forme. Ce que la psychanalyse pouvait faire, c’était — d’après les rapports réciproques des impressions vitales, des vicissitudes fortuites et des œuvres de l’artiste — reconstruire sa constitution et les aspirations instinctives en lui agissantes, c’est-à-dire ce qu’il présentait d’éternellement humain.
C’est dans une telle intention que je pris par exemple Léonard de Vinci pour objet d’une étude, étude qui repose sur un seul souvenir d’enfance dont il nous fit part, et qui tend principalement à élucider son tableau de la Sainte Anne. Mes amis et élèves ont depuis entrepris de nombreuses analyses semblables d’artistes et de leurs œuvres. La jouissance que l’on tire des œuvres d’art n’a pas été gâtée par la compréhension analytique ainsi obtenue. Mais nous devons avouer aux profanes, qui attendent ici peut-être trop de l’analyse, qu’elle ne projette aucune lumière sur deux problèmes, ceux sans doute qui les intéressent le plus. L’analyse ne peut en effet rien nous dire de relatif à l’élucidation du don artistique, et la révélation des moyens dont se sert l’artiste pour travailler, le dévoilement de la technique artistique, n’est pas non plus de son ressort.
Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse, Trad. Marie Bonaparte, Essais Gallimard p. 80-81. [En Folio Essais p. 109-111]
Marcuse : l’art, critique sociale
En tant que phénomène esthétique, la fonction critique de l’art porte en elle sa propre défaite. La liaison même de l’art à la forme contrecarre la négation de la servitude humaine dans l’art. Pour être niée, l’aliénation doit être représentée dans l’œuvre d’art avec l’apparence (Schein) de la réalité comme réalité dépassée et maîtrisée. Cette apparence de maîtrise soumet nécessairement la réalité représentée à des critères esthétiques et ainsi la prive de son horreur. En outre, la forme de l’œuvre d’art investit le contenu des qualités de la jouissance. Le style, le rythme, la métrique introduisent un ordre esthétique lui-même source de plaisir et qui réconcilie avec le contenu. La qualité esthétique de la jouissance, et même le divertissement, a toujours été inséparable de l’essence de l’art, quelque tragique, quelque exempte de compromis que soit l’œuvre d’art. La proposition d’Aristote sur l’effet purificateur de l’art résume la double fonction de l’art qui est à la fois d’opposer et de réconcilier, de dénoncer et d’acquitter, de faire resurgir ce qui est refoulé et de le refouler à nouveau, sous une forme « purifiée ». Les gens peuvent « s’élever » grâce aux classiques : ils lisent et ils peuvent voir leurs propres archétypes se rebeller, triompher, capituler ou périr. Et puisque tout ceci affecte une forme esthétique, ils peuvent en tirer du plaisir… et l’oublier.
Herbert Marcuse, Eros et civilisation, § VII. Éd. de Minuit p. 131-132 [Seuil, Points, p. 139]
Marcuse : les vérités de l’imagination
En tant que processus mental indépendant, fondamental, l’imagination a une valeur de vérité propre, qui correspond à son expérience propre, celle du dépassement de la réalité humaine antagonique. L’imagination envisage la réconciliation de l’individu avec le tout, du désir avec sa réalisation, du bonheur avec la raison. Alors que cette harmonie a été rejetée dans le domaine de l’utopie par le principe de réalité régnant, l’imagination insiste sur le fait qu’elle doit et peut devenir réelle, que derrière la fiction réside le savoir. Les vérités de l’imagination sont d’abord réalisées lorsque l’imagination elle-même prend forme, quand elle crée un univers de perception et de compréhension, un univers subjectif et en même temps objectif. C’est ce qui se passe dans l’art. L’analyse de la fonction cognitive de l’imagination conduit ainsi à l’esthétique, en tant que « science de la beauté » : derrière la forme esthétique on trouve l’harmonie de la sensualité et de la raison, qui a été refoulée, la protestation éternelle contre l’organisation de la vie par la logique de la domination, la critique du principe de rendement.
Herbert Marcuse, Eros et civilisation, § VII. Éd. de Minuit p. 130-131 [Seuil, Points, p. 138]
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