Archimède
287-212 av. J.-C.

 

Δῶς μοι πᾶ στῶ καὶ τὰν γᾶν κινάσω.
« Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde »
(d’après Simplicius, Commentaires sur la Physique d’Aristote).
 

 

Archimède : la méthode
J’ai songé à t’exposer par écrit et à illustrer une méthode qui devrait te permettre de venir à bout de certaines propositions mathématiques par la mécanique. Cette méthode est extrêmement utile puisqu’il m’est arrivé, pour certaines propositions, d’en reconnaître l’évidence par la mécanique avant d’en trouver la solution par la géométrie. En effet, la mécanique fournit une méthode d’investigation, non de démonstration, mais lorsqu’on possède une certaine connaissance des questions par des procédés mécaniques, la recherche de la démonstration devient beaucoup plus aisée.
C’est ainsi que pour les propositions relatives au cône et à la pyramide, c’est Eudoxe qui a trouvé le premier la démonstration, qui a énoncé « que le cône est la troisième partie du cylindre et la pyramide la troisième partie du prisme, ayant même base et même hauteur » ; mais il n’a pu le faire que parce que Démocrite, sans démonstration, en raisonnant mécaniquement et non géométriquement sur des figures, avait montré cette évidence.
Comme il se fait que la découverte des propositions que je vais maintenant publier m’est venue de la même façon, j’ai voulu divulguer en même temps ma méthode, pour ne pas être accusé d’émettre des affirmations gratuites car j’en ai déjà parlé dans le préambule de « la quadrature de la parabole », et surtout parce que je pense qu’elle survivra d’une façon très efficace à l’objet de nos études. Je suis persuadé que, cette méthode une fois connue, d’autres propositions qui ne se sont pas encore présentées à mon esprit seront trouvées par d’autres mathématiciens, tant parmi ceux qui vivent que parmi ceux qui poursuivront la même recherche dans les temps futurs.
Archimède, La méthode relative aux Théorèmes mécaniques, dans Œuvres complètes, traduction Paul Ver Eecke (Desclées de Brouwer, Bruges, 1921).
 
 
Vitruve : l’Eurêka d’Archimède
Entre les inventions merveilleuses d’Archimède qui sont en grand nombre, celle dont je vais parler me semble marquer une subtilité d’esprit presque incroyable. Lorsque Hiéron régnait à Syracuse,
Il s'agit de Hiéron II, brillant τύραννος de Syracuse entre 270 et 215 av. J.-C. Il soutenait Rome. Mais son petit-fils Hiéronyme, qui lui succèdera âgé de 15 ans, rompra aussitôt les relations diplomatiques avec Rome, ce qui déclenchera le siège et la mise à sac de Syracuse. Hiéronyme et toute sa famille seront massacrés.
ce prince étant heureusement sorti de quelque affaire d’importance et ayant à offrir dans un temple une couronne d’or qu’il avait vouée aux dieux, il convint avec un ouvrier d’une grande somme d’argent pour la façon et lui donna l’or au poids. Cet artisan livra la besogne. Le roi la trouva fort bien faite et la couronne ayant été pesée parut être du poids de l’or qui avait été donné. Mais lorsqu’on éprouva l’or par la pierre de touche, on reconnut que l’ouvrier avait ôté une partie de l’or qui avait été donné pour y mettre autant d’argent en la place.
Le roi étant offensé de cette tromperie, et ne pouvant trouver de moyen pour convaincre l’ouvrier du vol qu’il avait fait, pria Archimède d’en chercher quelqu’un en son esprit. Un jour qu’Archimède se mettant au bain rêvait à cette affaire, il s’aperçut, par hasard, qu’à mesure qu’il s’enfonçait dans le bain l’eau s’en allait par dessus les bords. Cela lui ayant découvert la raison qu’il cherchait, sans tarder davantage, la joie le fit promptement sortir du bain, de sorte qu’il alla tout en courant en sa maison et se mit à crier qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait, disant en grec : « Ηὕρηκα, ηὕρηκα » (Eurêka, Eurêka !).
En conséquence de cette première découverte, il fit faire deux masses du même poids qu’était la couronne, l’une d’or et l’autre d’argent : il plongea dans un vaisseau plein d’eau la masse d’argent, laquelle, à mesure qu’elle s’enfonçait, faisait sortir autant d’eau qu’elle était grande ; ensuite, l’avant ôtée, il remit dans le vaisseau autant d’eau qu’il en était sorti, le remplissant jusqu’au bord comme devant. Ayant mesuré l’eau qui était sortie, il connut quelle quantité d’eau répond à une masse d’argent d’un certain poids ; il plongea de même la masse d’or dans le vaisseau plein d’eau et, l’avant retirée, il mesura l’eau comme devant et trouva que la masse d’or n’avait pas tant fait sortir d’eau et que la quantité était d’autant moindre que l’or a moins de volume que l’argent pour le même poids ; ensuite, il remplit encore le vase et y plongea la couronne qui fit sortir plus d’eau que la masse d’or d’un poids équivalent n’en avait fait sortir. Raisonnant sur la quantité d’eau que la couronne avait fait sortir qui était plus grande que celle que la masse d’or avait fait sortir, il connut combien il y avait d’argent mêlé parmi l’or et fit voir clairement ce que l’ouvrier en avait dérobé.
Vitruve, Les dix livres d’architecture, livre IX, 215, traduction Cl. Perrault, 1673 (Éd. du Raisin).
 
 
Plutarque : la mort d’Archimède
Il s'agit du général romain, cinq fois consul, Marcus Claudius Marcellus (né vers 268 av. J.-C. et mort en –208). Avant de prendre Syracuse (ca. 213-212), il fut victorieux, entre autres, du Gaulois Viridomaros, qu’il tua de sa main en combat singulier, lui assurant ensuite l’honneur des dépouilles opimes.
À son arrivée en Sicile, Marcellus eut à souffrir d’Hippocrate, général de Syracuse, qui, favorable aux Carthaginois et cherchant à s’assurer la tyrannie, avait fait mourir beaucoup de Romains devant Léontion. Marcellus prit cette ville de vive force et ne fit aucun mal aux Léontiens, mais tous les déserteurs qu’il y trouva furent battus de verges et mis à mort. Hippocrate commença par faire dire aux Syracusains que Marcellus égorgeait en masse tous les Léontiens ; et ensuite, profitant de leur trouble, il tomba sur eux et surprit Syracuse. Marcellus alors leva le camp, et, avec toute son armée, marcha sur cette ville. Il s’établit dans le voisinage et envoya des ambassadeurs aux Syracusains pour rétablir la vérité sur les événements de Léontion. Cette démarche ne servit à rien ; car les Syracusains n’écoutèrent pas sa délégation, étant dominés par la faction d’Hippocrate. Il se mit donc en devoir d’attaquer à la fois par terre et par mer. Appius commandait l’armée de terre, et lui-même menait une flotte de soixante quinquérèmes, pleines de toutes sortes d’armes et de traits. Il avait, de plus, hissé une machine sur un grand train composé de huit galères liées ensemble, et il gouvernait vers le rempart, confiant dans l’abondance et la valeur de ses armements, et aussi dans sa propre réputation. Mais Archimède, fort de ses propres engins, ne tenait aucun compte des préparatifs de Marcellus. À vrai dire, ce grand savant n’attachait pas d’importance à ce genre d’inventions, dont la plupart étaient à ses yeux de simples récréations géométriques.
Mais autrefois le roi Hiéron s’y était intéressé et lui avait persuadé de détourner en partie sa science de l’abstrait vers le concret, de s’adresser aux sens et de donner, d’une façon ou d’une autre, des applications pratiques pour faire mieux comprendre la théorie à tout le monde. Cette façon de procéder doit son origine à Eudoxe et à Archytas qui donnèrent de l’élégance à la géométrie et appuyèrent sur des exemples sensibles et mécaniques la solution de problèmes dont la démonstration théorique et graphique n’était pas aisée. Ainsi le problème des deux moyennes proportionnelles, base indispensable de la solution de beaucoup d’autres problèmes, ces deux géomètres en ramenèrent la marche à des procédés mécaniques, par l’usage de mésolabes, faits de lignes courbes et de sections coniques. Mais Platon se fâcha et leur reprocha obstinément de ruiner et de déprécier la géométrie, qui, par leur faute désertait la catégorie des substances incorporelles et intelligibles pour descendre au domaine du sensible, et, en outre, de faire servir à ses opérations des éléments matériels, qui exigeaient beaucoup de manipulations vulgaires. La mécanique déchue fut ainsi séparée de la géométrie ; et, longtemps méprisée par la philosophie, elle n’était plus qu’une branche de l’art militaire.
 
La puissance de la technique
Cependant, Archimède avait écrit au roi Hiéron, dont il était le parent et l’ami, qu’on pouvait, avec une force donnée, remuer un poids donné. Animé d’une belle confiance dans la valeur de sa démonstration, il alla même, dit-on, jusqu’à déclarer que, s’il avait une autre terre à sa disposition, en s’y transportant il aurait soulevé la nôtre. Hiéron émerveillé lui demanda de passer à l’application et de lui faire voir une grande masse mue par une petite force. Archimède fit alors, à grand’peine et avec beaucoup de main-d’œuvre, tirer à terre un transport à trois voiles de la flotte royale, où il embarqua un nombreux équipage avec le chargement ordinaire. Lui-même, assis à quelque distance, mit sans effort en mouvement, d’un geste tranquille de la main, une machine à plusieurs poulies, et tourna dans sa direction le vaisseau, qui courait facilement et sans heurt comme s’il avait vogué sur la mer. Le roi, stupéfait et comprenant la puissance de la technique, sut décider Archimède à lui fabriquer, tant pour la défense que pour l’attaque, des machines propres à tous les genres de siège. Lui-même n’eut pas à s’en servir, car il passa la plus grande partie de sa vie sans faire de guerres et dans les fêtes ; mais au moment de l’attaque de la ville par Marcellus, ces engins se trouvaient bien opportunément aux mains des Syracusains, qui, de plus, possédaient l’inventeur.
Les Romains ayant donc donné l’assaut de deux côtés différents, l’abattement et le silence régnaient chez les Syracusains, qui craignaient de ne pouvoir opposer aucune résistance à tant de force et de puissance. Mais quand Archimède eut fait entrer en jeu ses machines, des traits de toute sorte atteignaient l’armée de terre des Romains, ainsi que des pierres d’une grosseur et d’un poids extraordinaires, qui tombaient avec une promptitude et une vitesse incroyables. Rien, absolument, n’en arrêtait la lourde chute ; aussi renversaient-elles en bloc ceux sur qui elles tombaient, en bouleversant leurs rangs. Quant aux vaisseaux, on voyait s’élever soudain sur les remparts des antennes qui, d’en haut, s’appesantissaient sur les uns, et, par leur pression, les enfonçaient dans l’abîme ; les autres étaient accrochés par la proue, avec des mains de fer ou des becs de cigogne, de façon à les dresser sur la poupe et à les jeter dans la mer ; ou encore, à l’aide de cordages tendus en sens contraire, on les faisait tourner et décrire un cercle autour des rochers et des écueils qui se trouvaient sous les murs : dans le choc, ils se brisaient, et une grande partie des équipages périssait. Souvent un vaisseau élevé en l’air tournoyait en tous sens et restait suspendu, spectacle à donner le frisson ! jusqu’au moment où, vidé de ses hommes lancés au loin comme par une fronde, il allait se heurter au rempart ou bien, si l’étreinte des machines se desserrait, glisser dans l’eau. La machine que Marcellus avait montée sur un train de vaisseaux s’appelait sambuque à cause d’une certaine ressemblance de forme avec cet instrument de musique. Elle était encore assez loin des remparts quand tombèrent sur elle un rocher du poids de dix talents, puis un autre, puis un troisième, qui, à grand fracas et comme un ouragan, rompirent sa base, arrachèrent les chevilles qui tenaient les vaisseaux assemblés, et dispersèrent les pièces du train.
Aussi Marcellus décontenancé fit-il lui-même volte face en toute hâte avec sa flotte et ordonna-t-il la retraite à son armée de terre. On tint un conseil de guerre, et l’on décida de s’approcher, si possible, des remparts quand il serait encore nuit : les engins dont se servait Archimède, ayant une grande portée, lâcheraient leurs traits par dessus la tête des Romains ; de près, ils seraient même tout à fait inefficaces, le champ leur manquant. Mais Archimède, paraît-il, avait préparé depuis longtemps, pour parer à cet inconvénient, des machines qui portaient à toute distance et des traits courts ; et il y avait dans le mur des meurtrières de petites dimensions, nombreuses et presque continues. Par là les scorpions, de faible portée, pouvaient frapper de près sans être vus de l’ennemi.
 
Ce briarée de la géométrie
Quand les Romains se furent approchés, croyant passer inaperçus, ils reçurent, cette fois encore, beaucoup de projectiles et de coups : des pierres tombaient sur eux verticalement, et le rempart leur envoyait des flèches de tous côtés. Ils finirent par reculer. Mais alors, comme ils avaient allongé de nouveau leur colonne, les traits volaient sur eux à l’improviste. Ils perdirent beaucoup de monde, leurs vaisseaux s’entrechoquaient avec violence, et ils ne pouvaient contre-battre les ennemis. En effet, Archimède avait mis la plupart de ses machines en sûreté derrière la muraille ; et les Romains semblaient combattre contre les dieux, déversant sur eux mille maux d’une main invisible.
Cependant Marcellus s’était échappé, et il disait par raillerie à ses ingénieurs et à ses ouvriers : « Ne cesserons-nous pas de faire la guerre à ce Briarée de la géométrie, qui, prenant nos vaisseaux pour des écopes, s’amuse à les noyer pour notre honte, et qui, élevant dans les airs ses cent bras légendaires, jette à la fois tant de traits sur nous ? ». Car, en réalité, tous les autres Syracusains n’étaient que le corps de l’organisme créé par Archimède ; l’âme qui mouvait et dirigeait tout était la sienne. On laissait dormir toutes les armes, sauf celles de son invention, que l’État employait seules soit pour l’attaque, soit pour la défense. À la fin, Marcellus, voyant les Romains tellement effrayés qu’au seul aspect d’une cordelette ou d’un bout de bois pendant du rempart ils se mettaient à crier : « Voilà encore Archimède qui fait des siennes ! » puis se détournaient et prenaient la fuite, s’abstint de tout combat et de tout assaut, remettant au temps l’issue du siège.
Telles étaient l’élévation d’esprit, la profondeur de pensée et la richesse en connaissances géométriques d’Archimède que, sur les inventions qui lui avaient valu le renom et la réputation d’une intelligence, non pas humaine, mais divine, il ne voulut laisser aucun écrit. Persuadé que la mécanique et, d’une façon générale, toutes les sciences susceptibles d’une application usuelle sont viles et grossières, il consacra tout son zèle aux connaissances qui ont pour elles la beauté et la grandeur sans aucune part de nécessité matérielle, qu’on ne peut comparer aux autres, et où la matière rivalise avec la démonstration, l’une fournissant l’élévation et la splendeur, l’autre, la précision et la rigueur poussées à un point inimaginable. Car il n’est pas possible, en géométrie, de trouver des problèmes plus difficiles et plus ardus exposés en termes plus simples et résolus par des principes plus nets que chez Archimède. Cette supériorité, les uns l’attribuent au talent de ce grand homme, les autres à l’excès de travail qui lui a permis d’en épargner aux autres et de leur rendre facile l’étude du détail. Car, en cherchant, on ne trouverait pas la démonstration par soi-même ; mais, en la cherchant chez lui, on s’imagine qu’on l’aurait trouvée : tellement est unie et rapide la route qui conduit à la preuve !
Sous le charme d’une Sirène attachée à son foyer (la Science), ce grand homme oubliait de manger et négligeait le soin de son corps. Souvent, traîné de force au massage et au bain, il traçait, sur les cendres du foyer, des figures géométriques ; et, sur son corps frotté d’huile, décrivait des lignes avec son doigt, étant obsédé, et, à la lettre, possédé de la passion du savoir. Bien qu’il eût fait beaucoup de belles découvertes, il pria, dit-on, ses amis et ses parents de mettre seulement sur son tombeau, après sa mort, une sphère inscrite dans un cylindre, et d’y marquer de quelle quantité, entre ces deux solides, le contenant surpasse le contenu.
Archimède se maintint invincible, lui et la ville, tant que cela dépendit de lui. Au cours du blocus, Marcellus prit Mégare, une des villes les plus anciennes de la Sicile. Il prit aussi le camp d’Hippocrate devant Acilles et y tua plus de huit mille hommes, étant tombé sur les ennemis pendant qu’ils élevaient un retranchement. Il parcourut une bonne partie de la Sicile, détacha des villes de la suzeraineté carthaginoise, et fut toujours victorieux de ceux qui osaient lui livrer bataille. Le temps marchait. Il fit prisonnier un certain Damippos de Sparte, qui cherchait à sortir de Syracuse par mer ; et, comme les Syracusains demandaient à racheter cet homme, il eut souvent des entrevues avec eux à ce sujet. Au cours des pourparlers, il remarqua une tour qui était gardée négligemment et pouvait recevoir des soldats secrètement, le mur étant accessible de ce côté. Il en put donc estimer la hauteur à force de s’en approcher pour les négociations et fit préparer des échelles.
Puis, ayant épié le moment où les Syracusains, célébrant une fête en l’honneur d’Artémis, s’adonnaient à la boisson et au plaisir, non seulement il s’empara de la tour à leur insu, mais encore il entoura les murs voisins de soldats en armes avant le jour et enfonça les portes de l’Hexapyle. Comme les Syracusains commençaient à s’ébranler confusément devant ce remue-ménage, il fit sonner en même temps de la trompette dans toutes les directions, ce qui causa bien des fuites et une grande terreur, la population pensant qu’aucune partie de la ville n’avait échappé aux atteintes de l’ennemi. Il restait cependant le quartier le plus fort, le plus grand et le plus beau (on l’appelle Achradine), protégé par des murailles qui l’isolent du reste de la ville, dont une partie s’appelle Néa (la Ville Neuve), et l’autre, Tyché.
Néa et Tyché étant entre ses mains, Marcellus, au point du jour, descendit en ville par l’Hexapyle, félicité par ses officiers. Lui-même cependant, dit-on, en regardant de la hauteur et en embrassant d’un coup d’œil circulaire la grandeur et la beauté de la ville, pleura beaucoup à la pensée du désastre imminent et de l’aspect qu’allait bientôt prendre Syracuse saccagée par l’armée. Personne parmi ses lieutenants n’avait le courage de s’opposer aux exigences des soldats, qui réclamaient le pillage à leur profit ; plusieurs officiers même étaient d’avis d’incendier et de raser la ville. Marcellus ne voulut absolument pas entendre parler de ce projet ; et si, bien à contre-jour et par force, il accorda à ses soldats les biens matériels et les esclaves des Syracusains, il défendit de toucher aux personnes libres et ordonna de ne tuer, de n’outrager et de ne réduire en esclavage aucun des Syracusains. Cependant, bien qu’il eût montré tant de modération, il jugeait déplorable le sort de Syracuse ; et même dans une joie si grande, son âme laissait percer la sympathie et la compassion qu’il ressentait en voyant dans un bref laps de temps disparaître une grande et éclatante prospérité. Car on dit que les richesses emportées alors n’étaient pas moindres que celles dont, par la suite, fut vidée Carthage. Et, en effet, le reste de la ville avant été, peu après, pris par trahison, les soldats exigèrent encore le pillage : on en excepta seulement les trésors royaux, qui furent portés au trésor public, à Rome.
 
Une mort absurde
Mais, plus que tout le reste, la mort tragique d’Archimède peina Marcellus. Ce grand homme était alors seul chez lui à faire des études sur une figure géométrique. Tout entier à sa contemplation, d’esprit comme de regard, il ne s’était pas aperçu de l’irruption foudroyante des Romains ni de la prise de Syracuse. Tout à coup un soldat survint et lui ordonna de le suivre auprès de Marcellus. Il ne voulut pas y aller avant d’avoir résolu son problème et mis en forme sa démonstration. L’homme, plein de colère, tira son épée et le tua. D’autres disent que le Romain voulut, dès le premier moment, le tuer. Il avait dégainé quand, à sa vue, Archimède le pria instamment d’attendre un peu pour lui permettre de ne pas laisser sa démonstration incomplète et inachevée [Archimède lui aurait lancé : Μὴ μου τοὺς κύκλους τάραττε (Ne dérange pas mes cercles !)] ; mais l’autre, qui ne s’en souciait pas, lui donna la mort. Il y a une troisième version. D’après celle-ci, comme Archimède allait porter à Marcellus, dans une boîte, des instruments de cosmographie, cadrans solaires, sphères, angles pour mesurer la grandeur du soleil à la vue, des soldats qui le rencontrèrent crurent que la boîte renfermait de l’or et le tuèrent pour s’en emparer.
De toute façon, Marcellus déplora la mort du grand homme, se détourna du meurtrier comme d’un sacrilège, et, quand il eut retrouvé les parents d’Archimède, il les traita honorablement. On est d’accord là-dessus.
Plutarque, Vie de Marcellus, XIX à XXIX, trad. E. Talbot (Hachette, Paris, 1865).
 
 
Cicéron : Le tombeau d’Archimède
Pendant que j’étais en Sicile, je fus curieux de m’informer de son tombeau à Syracuse, où je trouvai qu’on le connaissait si peu qu’on disait qu’il n’en restait aucun vestige ; mais je le cherchai avec tant de soin que je le déterrai enfin sous des ronces et des épines. Je fis cette découverte à la faveur de quelques vers que je savais avoir été gravés sur son monument, et qui portaient qu’on avait placé au-dessus une sphère et un cylindre. M’étant donc transporté loin de l’une des portes de Syracuse, dans une campagne couverte d’un grand nombre de tombeaux, et regardant de toutes parts avec attention, je découvris sur une petite colonne le cylindre et la sphère que je cherchais. Je dis aussitôt aux principaux Syracusains qui m’accompagnaient que c’était sans doute le monument d’Archimède. En effet, sitôt qu’on eût fait venir des gens pour couper les buissons et nous faire un passage, nous approchâmes de la colonne et lûmes, sur la base, l’inscription, dont les vers étaient à demi lisibles, le reste ayant été effacé par le temps. Et c’est ainsi qu’une des plus illustres cités de la Grèce et qui a autrefois produit tant de savants ignorerait encore où est le tombeau du plus ingénieux de ses citoyens si un homme de la petite ville d’Arpium n’était allé le lui apprendre.
Cicéron, Lettres tusculanes, IV, livre V, 23, trad. Nisard (J. J. Dubochet, Paris, 1840-1882).
 

 

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